La grosse colère de Moïse

Vingt chapitres ! Vingt chapitres du livre de l’Exode sont nécessaires pour qu’enfin, le peuple « à la tête dure » accepte les premiers jalons de l’Alliance, réalise le travail exactement comme le Seigneur l’avait commandé, et reçoive de ce fait, la bénédiction de Moïse !Vingt chapitres dont une lecture rapide montre clairement qu’il est clair que ce n’est pas clair : qui dit quoi, qui fait quoi, qui écrit quoi… ?!? Vingt chapitres dont le passage le plus exploité – art, littérature, cinéma,- est celui où, constatant que les Israélites ont construit un veau d’or pour l’idolâtrer, Moïse pique une « sainte colère » et brise les tables de la loi !
Vous rendez-vous compte ! Les tablettes de la loi, soigneusement écrites et mises de côté par Dieu lui-même pour son peuple , jetées, cassées, brisées ! Vous auriez fait ça, vous ?

Avant d’en arriver à cette emblématique colère, il faut en examiner le contexte, les circonstances. Et se poser la question : « Quel est le sens de tout cela ? » Relisons le texte avec plus de soin…

Tout d’abord, ce sont les déplacements qui frappent le lecteur :
– Le peuple : il installe son campement dans le désert du Sinaï, face à la montagne (19.2). Il va à la rencontre de Dieu au pied de la montagne (19.17) Puis, apeuré, il reste au loin (20.18). Il se réunit près de Aaron (32.1) Il reste loin de Moïse (34.30) puis s’en approche. Les Israélites quittent Moïse (35.20) puis, ils reviennent vers lui et lui apportent tous les éléments de la tente sacrée (39.33).
– Moïse est appelé par Dieu du haut de la montagne, il retourne au camp, puis à nouveau vers le Seigneur. Il redescend encore de la montagne (19.3 et 7, 8, 14). Il y remonte (v20) il en redescend (v25) avec ordre d’aller chercher Aaron. Il revient vers le Seigneur (20.21) sans Aaron. On ne dit pas que Moïse redescend, mais (24.9) il remonte sur la montagne avec Aaron, Nadab, Abihou et 70 anciens. On ne dit pas qu’ils redescendent, mais Moïse remonte accompagné de son serviteur Josué (24.13).
Il descend de la montagne avec les tablettes de pierre (32.15), Josué est toujours avec lui. Il remonte vers le Seigneur (32.31). Puis il semble passer du temps au camp, rencontrant Dieu à l’écart dans la tente de la rencontre (33.9), retournant au camp en laissant Josué dans la tente.
Moïse remonte avec deux tablettes de pierres taillées (34.4). Il redescend (34.29) avec le texte gravé par Dieu, une nouvelle fois, sur les tablettes de l’Alliance.
– Le Seigneur Dieu : il parle à Moïse du haut de la montagne (19.3). Il descend sur la montagne du Sinaï (v18 et 20). Il promet d’envoyer un ange devant le peuple, de chasser les ennemis, mais il n’ira pas avec les Israélites (de peur, par colère, de les détruire en chemin ! 33.3). Il parle avec Moïse près du camp, dans la tente de la rencontre (33.9). Et il descend à sa rencontre sur le Sinaï (34.5) puis certainement dans la tente de la rencontre (34.34) où il manifeste sa présence dans la nuée pour accompagner le peuple (ch.40)

Notes
Horeb : « ruine, désert aride », montagne et désert où se situent plusieurs épisodes rapportés dans le livre de l’Exode. Au chapitre 33, l’Horeb est identifié au Sinaï, mais ailleurs, il en est distant d’une étape. Se situerait approximativement dans la Badiet-et-Tih, non loin de l’Isthme.
Sinaï : Désert d’environ 58.000 km2 séparant la Palestine du Delta égyptien. Et montagne située dans ce désert, lieu de théophanie (manifestation de la présence divine). C’est la « montagne de Dieu », un lieu à la fois impressionnant (Dieu y descend dans la fumée, le bruit, le tonnerre ; et intime : Moïse et Dieu y tiennent leurs conversations en dialogue). Synonyme d’alliance, de législation et de spiritualité.
Source : Dictionnaire encyclopédique de la Bible. Ed Brepols.

Un autre élément frappant se trouve dans les indications de temps à la fois précises et imprécises: (24.4) Moïse se lève tôt le matin. (24.16) Il reste sur la montagne sept jours puis encore 40 jours et 40 nuits. « …le jour suivant, tôt le matin » (32.6). « 3000 Israélites meurent ce jour là » (32.28). « Le jour suivant… » (32.30). « Il se lève tôt le matin… » (34.4). Moïse reste sur le mont Sinaï avec le Seigneur 40 jours et 40 nuits (34.28). Moïse a tout son temps, alors que le peuple est impatient !

Et enfin, la question des commandements, lois, paroles, règles et des fameuses tablettes de pierre. Qu’est-il finalement écrit ? Et qui a écrit ?

Tout d’abord, en Exode 20.1 à 17 se trouvent dix commandements que traditionnellement, on présente comme Les Dix Commandements. Mais le texte nous dit que Dieu parle, ces lois ne sont pas encore écrites : « Dieu dit au peuple d’Israël » (20.1). De plus, il semble que le peuple a si peur qu’il n’entend rien, il se focalise sur les bruits de la montagne, et n’écoute pas les paroles de Dieu (20.18-19) ! Ils demandent à Moïse d’être porte-parole…

Au chapitre suivant, Moïse écrit le livre de l’Alliance, les paroles du Seigneur (24.4) qui consistent en trois chapitres (ch.21,22 et 23) à propos des esclaves hébreux / des fautes qui méritent la mort / des blessures physiques infligées / des vols et prêts d’animaux / du respect des faibles, de l’année sabbatique et du sabbat / des fêtes religieuses et autres lois diverses. Ce livre, il le lit à voix haute devant le peuple (24.7) qui fait alliance avec Dieu.

Les chapitres 25 à 31 sont encore des règles : faire des dons pour Dieu / le coffre de l’Alliance / la table des pains / le porte lampes à 7 branches / la tente sacrée / l’autel des sacrifices / les tentures de la cour / l’huile pour le porte lampe / les vêtements des prêtres / les vêtements de dessus des prêtres / la pochette du grand prêtre / les autres vêtements sacrés / la consécration des prêtres / les sacrifices complets de chaque jour / l’autel des parfums / l’impôt pour le lieu saint / les bassins de purification / l’huile de consécration / le parfum sacré / les ouvriers du lieu saint / le respect du sabbat en mémoire de la Création. Et, « quand Dieu a fini de parler avec moïse sur le mont Sinaï, il lui donne les deux tablettes de pierre sur lesquelles il a écrit lui-même les commandements » (31.18)… Oui, mais, lesquels ? Les dix du chapitre 20 ? Ceux des chapitres 25 à 31 ?

Pour ne rien simplifier, en 34.27, Moïse doit écrire : « Sur les tablettes de pierre, il écrit les paroles de l’alliance, les dix commandements ». Mais le texte qui précède donne encore dix autres commandements (34.12 à 26) : ne pas passer d’accord avec les habitants des pays où vous allez / n’adorer aucun dieu étranger / ne pas fabriquer de statue de dieux en métal fondu / célébrer la fête des pains sans levain / consacrer tous les premiers nés : offrir les animaux, racheter les fils. / ne pas venir dans le lieu saint les mains vides / arrêter de travailler le septième jour / célébrer la fête des moissons et la fête de la récolte / trois fois par an, pour tous les hommes du peuple, venir se présenter devant le Seigneur / règles pour l’offrande en sacrifice.
Et enfin, le chapitre 35 commence avec l’injonction de respecter le jour du repos, du sabbat, à consacrer au Seigneur, puis le rappel « faites des dons pour le Seigneur ».

Comme on le voit, il est dangereux de vouloir résumer tout cela en ces trois phrases : « Moïse a reçu les dix commandements (lois, paroles) sur le Sinaï. En colère, il a cassé les tablettes sur lesquelles elles étaient écrites. Dieu a du les réécrire. »
Le texte biblique est bien plus fourni que cela, il laisse place à bien plus d’interrogations, de flous, d’imprécisions propices au questionnement, et aux développements

Venons-en à la colère.
Là aussi, le texte mérite une lecture attentive. Au chapitre 32, lorsque le peuple construit le veau d’or pour l’adorer, Dieu et Moïse sont sur la montagne. C’est Dieu qui avertit Moïse des événements qui se déroulent dans le camp, et c’est Dieu qui est en colère ! « Maintenant, laisse-moi faire, je vais me mettre en colère et je les détruirai » (32.10)
Et c’est Moïse qui dissuade Dieu de se laisser emporter (32.11 à 13), « …alors le Seigneur renonce au mal qu’il voulait faire à son peuple ».

Moïse descend de la montagne, portant les fameuses tablettes, il voit le veau et le peuple qui danse et il est rempli de colère ! Il jette les tablettes de pierre et les casse… Puis, après avoir détruit le veau d’or et sermonné Aaron, il parle « au nom du Seigneur » (32.27) et ordonne aux lévites de tuer fils, frères, amis, voisins. 3000 Israélites sont passés par le fil de l’épée.
Etrange récit. Pourquoi Moïse qui avait réussi à calmer l’ire de Dieu se met-il lui-même en colère ?!?

Il brise les tables de pierre
Il brise l’idole du veau d’or
Il punit le peuple, alors qu’Aaron en était responsable.

Trois gestes de colère, dont seul le deuxième semble justifié

On ne dit rien de la punition d’Aaron. Aaron tente de calmer Moïse (comme celui-ci avait calmé Dieu), mais il échoue. Son explication, aux versets 22 à 24, est un splendide déni de responsabilité.

La raison de la punition du peuple n’est pas le manque de respect vis-à-vis de Dieu, ni le rejet de l’alliance scellée en 24.8, mais le fait de risquer de devenir la risée des ennemis !
Moïse retourne auprès de Dieu et demande le pardon pour le peuple… qu’il a déjà partiellement exterminé ! Et cette fois, Dieu punit les Israélites, mais on ne dit pas comment.

Quel sens donner à cette colère, dans le cadre de la catéchèse ? Le récit nous permet d’aborder le thème de la colère dans un cadre biblique. Une colère assortie de gestes physiquement violents. Chez nous aussi, parmi ces gestes qui peuvent ponctuer nos colères, certains sont justifiés, d’autres pas. La colère peut être à la fois juste et injuste. Il arrive que celui qui aurait de bonnes raisons de se mettre en colère reste calme et que ce soit quelqu’un d’autre qui explose à sa place. Il arrive que certains mériteraient une punition et n’en ont pas, alors que d’autres, moins responsables, reçoivent tous les retours de flammes… Le récit décrit aussi Moïse désamorçant la violence divine par l’ouverture au dialogue, alors que lui-même commence par tout casser avant d’interroger Aaron. Y a-t-il là une piste à exploiter ?
Les enfants, les jeunes et même les adultes ont beaucoup à dire sur ce sujet. En partant du chapitre 32, on peut développer des notions telles que « faute/ désobéissance », « pardon », « colère », « responsabilité ». Ces notions sont utiles, dans la vie d’un groupe (école du dimanche, caté) et permettent peut-être d’établir, en début d’année, une charte de comportement à respecter pour le bon fonctionnement du groupe.

Ces chapitres 19 à 39 du livre de l’Exode ouvrent d’autres débats : celui de la présence de Dieu, par exemple, avec la question : « Où est Dieu ? » Il est sur la montagne, dans le tonnerre ; il est dans la nuée, il est dans la tente de la rencontre… Il se laisse voir, il parle avec Moïse face à face (33.11) mais aussi, il se cache ; il se laisse apercevoir mais uniquement de dos, il se laisse approcher par les anciens (24.10), mais il se cache aux yeux du peuple…

Et aujourd’hui ? Avons-nous encore des montagnes pour Dieu ? Interrogeons-nous encore la nuée ? Les rabbis discutent pour savoir si, lors du déluge, Dieu était dans l’arche ou hors de l’arche. La question n’est pas vaine ! Dieu est-il… dans le ciel ? En nous ? Autour de nous, dans la création ? Autour de nous, dans notre prochain ? Nous accompagne-t-il dans nos traversées du désert ? Construisons-nous assez de tentes de rencontre ? Qu’en pensez-vous ? Qu’en pensent les jeunes de votre groupe ?
Que sommes-nous prêts à faire pour rencontrer Dieu ?
Moïse fait tant d’allers et retours dans cette divine montagne, sommes-nous aussi sportifs que lui ? Sommes-nous résolus à être porte-paroles ?
Et combien de quarantaines pouvons-nous supporter pour devenir à notre tour des témoins de son amour ?

Un autre débat s’ouvre au chapitre 34 (v 6-7) : on y trouve des éléments de réponses à la question « Qui est Dieu ? » (ou du moins, « que sait-on de lui ? ») dans le dévoilement de ce que la tradition juive appelle « les treize attributs de Dieu ». Ces treize attributs ne sont pas anodins. Crée à l’image de Dieu, l’homme tend ou doit tendre à lui ressembler; du coup, la connaissance de ces treize attributs qui définissent quelque peu le Créateur peuvent aider l’homme dans son obéissance à la Torah et justifier sa libération…

Dans quel dessein l’auteur biblique étale-t-il toutes ces péripéties, au lieu de nous livrer simplement et clairement un lot de règles numérotées ? Le texte nous montre combien il est difficile pour le peuple (dont nous sommes !) de tenir les engagements de l’Alliance.
« Le peuple répond d’une seule voix : Nous ferons tout ce que le Seigneur a dit » (24.3), « Tout ce que le Seigneur a dit, nous le ferons et nous lui obéirons » (24.7) Mais voilà, c’est un peuple à la tête dure. Il fait le mal très facilement (32.22), alors…

C’est un peu comme si Dieu avait mis la barre trop haut en Exode 20, et qu’il revenait à des choses plus concrètes par la suite, avec des règles plus facilement applicables jusqu’à la réalisation, pas à pas, du lieu saint.

« Moïse voit tout le travail qu’ils ont réalisé, exactement comme Dieu l’avait commandé ; Alors il bénit les Israélites. » (39.43)
Est-ce que nous aussi, avant de mettre la barre de la spiritualité trop haut, nous ne devrions pas être d’abord capables de réaliser notre travail exactement comme Dieu nous le commande ? Ne nous faudrait-il pas commencer par des petites choses concrètes, qui peuvent mettre ou remettre Dieu au centre de nos préoccupations, l’air de rien, comme la construction de la tente de la rencontre met ou remet Dieu à sa juste place au centre de la vie des Israélites en marche vers la terre promise ?

Alors nous ne serons pas un peuple à la tête dure. Alors nous serons aptes à entendre et à saisir sans crainte les dix paroles d’Exode 20.
Alors nous pourrons nous réjouir pleinement de la libération et de l’Alliance dont elles sont les signes.