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La figure de l’étranger ou du migrant dans la Bible

image_pdfimage_print

images_ID_1344_115En guise d’introduction à ce vaste sujet, disons que la figure de l’étranger ou du migrant présente différents visages dans la Bible et que le regard porté sur cette personne ou ce statut est lui aussi pluriel. Ce thème, on le sait bien, n’a pas été abordé dans les Écritures de l’extérieur : la « conscience d’une migrance originelle » , elle-même suivie d’autres migrations, a beaucoup joué sur l’approche de cette question en Israël. Par Daniel Gerber – Colloque : LES ÉGLISES ET LE DÉFI DES MIGRATIONS – 11 mars 2010
Une fois planté le décor du monde, l’histoire biblique nous parle en effet du séjour inaugural des patriarches en Canaan, de la migration « aller » de soixante-dix « réfugiés économiques »  en Égypte, du temps de l’esclavage, de la migration « retour » d’un grand nombre (l’exode), de la conquête et du partage du territoire, enfin de l’expérience de l’exil.

C’est de cette longue mémoire de migrations, volontaires ou forcées, que sont issus les textes législatifs fixant le statut de l’étranger ou de l’émigré en Israël. Le peuple qui a légiféré est un peuple qui confesse : « Mon père était un araméen errant, descendu en Égypte pour y séjourner en immigré » (Dt 26,5).

À la charnière du temps, « l’événement Jésus de Nazareth » a fait éclater ces notions d’étranger et de migrant pour leur donner une dimension nouvelle.

Mais revenons au commencement. Il est frappant de constater que les premiers chapitres du livre de la Genèse nous présentent deux figures opposées du migrant. Il y a tout d’abord le « migrant meurtrier, maudit du sol », Caïn : « Tu seras errant et vagabond », dit Dieu en réaction au meurtre d’Abel ; et Caïn de répéter, comme pour acquiescer, mais non sans insister sur l’angoissante fragilité de son nouveau statut : « Je serai errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera me tuera » (Gn 4,12.14). En contraste, il y a le « migrant identitaire, béni de Dieu », Abraham : « Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai » (Gn 12,1-2a).

S’intéresser au migrant ou à l’étranger dans la Bible hébraïque nécessite en fait de distinguer entre trois mots qui recouvrent, grosso modo, trois réalités différentes : nakri désigne en effet généralement « un étranger au pays, quelqu’un qui n’a [donc] aucun lien avec la famille, le clan, ni même la tribu »  ; tosab nomme l’étranger de passage, le résident ou l’hôte temporaire qui ne jouit d’aucun droit spécifique ; ger définit l’« étranger installé en Israël, […] l’émigré [ou le réfugié, ce dernier terme sous-entendant] aussi une différenciation sociale »  – cf. par exemple Dt 29,10 : « L’émigré que tu as chez toi […] pour t’abattre des arbres ou pour te puiser de l’eau », Dt 14,29 où l’émigré est associé à la veuve et à l’orphelin, ou encore Lv 19,10 qui stipule qu’il faut abandonner les fruits tombés « au pauvre et à l’émigré».

Si le souvenir du séjour en Égypte est explicitement mentionné en Ex 22,20 – « Tu n’exploiteras ni n’opprimeras l’émigré, car vous avez été des émigrés au pays d’Égypte » –, s’il est stipulé en Dt 10,18 que « Dieu aime l’émigré en lui donnant du pain et un manteau », si l’on peut repérer toute « une […] série de lois [qui] visent à intégrer l’émigré étranger au sein de la société israélite » , force est cependant de constater qu’il « y a loin de la théorie à la pratique. […] La législation […] maintient […] une différence et accepte comme allant de soi l’[…]infériorité sociale [des émigrés]. L’émigré reste un émigré, dans un groupe ethniquement et socialement marqué » . Même s’il est dit : « Il y aura un même droit pour l’immigré et pour l’autochtone » (Lv 24,22) ou : « Il y aura une même loi pour l’autochtone et pour l’immigré qui séjourne au milieu de vous » (Ex 12,49), la dénonciation en Ml 3,5 de ceux qui « dévient le droit de l’immigré » confirme l’écart entre les textes législatifs et la réalité.

À cet égard, il convient certainement de prendre en compte la notion délicate d’identité, et ses corollaires obligés que sont l’inclusivisme et l’exclusivisme. Si le livre de Ruth, qui raconte comment une étrangère Moabite a été intégrée par le mariage à Israël, plaide tout en finesse pour une ouverture universaliste, on se souviendra également de « la rudesse avec laquelle les livres d’Esdras et de Néhémie, contemporains des premières générations du retour, dénoncent [au contraire] tout mélange avec les nations » . Dans la logique de ces deux écrits, la préservation de l’identité impose en effet non seulement l’interdiction du mariage avec des étrangères, mais encore leur renvoi (Esd 10) comme la mise au ban du pays de « tout homme de sang mélangé » (Ne 13,3). Deux points de vue opposés se sont ainsi exprimés, peut-être même à pareille époque, l’un appelant à l’ouverture, à l’accueil de la différence, l’autre au repli « identitaire et xénophobe ».

Pour clore ce parcours vétérotestamentaire express, évoquons encore le cycle d’Élie en 1 R 17–19, selon lequel « la véritable frontière ne se situe pas au niveau de l’appartenance territoriale, mais au niveau du choix pour ou contre Yahvé » , et rappelons le raidissement identitaire observable au temps de l’hellénisation, choisie ou forcée, dont 1 et 2 Maccabées se font l’écho.

Dans le Nouveau Testament, on assiste à une valorisation du thème de l’étranger ou du migrant, dans la mesure où ces deux notions servent occasionnellement à caractériser les chrétiens dont l’objectif n’est plus de jouir en toute quiétude de l’héritage d’une terre, mais d’habiter, au dire de Paul, une « cité céleste » , n’ayant pas ici-bas, selon Hb 13,14, « de cité permanente ». C’est dans cette logique que l’auteur de la première épître de Pierre interpelle ses destinataires en 1 P 2,11 comme des « exilés », ou des « gens de passage », paroikoi , et des « étrangers », parepidèmoi, au sens où leur système de valeurs et leur espérance sont autres.

Pour sa part, l’auteur de l’épître aux Éphésiens souligne à l’inverse que, grâce à l’œuvre de paix réalisée par Jésus, les chrétiens d’origine païenne ne sont plus désormais « ni des étrangers, ni des émigrés » à l’alliance de la promesse (Ep 2,12.19). Leur exclusion n’est plus de mise, leur manque est comblé. « Il n’y a plus ni Grec ni Juif, […] ni barbare ni Scythe », précise Col 3,11.

Ceci est illustré narrativement dans les préliminaires à la rencontre entre Pierre et Corneille en Ac 10,9-16, par cette vision d’une grande toile contenant tous les quadrupèdes, les reptiles et les oiseaux invitant Pierre, respectivement le lecteur, « à se libérer de l’impact puissant de la métaphore qui assimile les étrangers à l’impureté et les Juifs à la pureté » . Cette même idée est développée en Ep 2,14 où il est affirmé que Jésus a « détruit le mur de la séparation », c’est-à-dire qu’il a rendu caduc ce qui, dans la loi juive, empêchait juifs et païens de se rencontrer pour se présenter ensemble devant Dieu.

Mais cette rencontre possible avec l’« autre », désormais au bénéfice du même privilège, n’a pas été sans poser problème. À preuve le récit de la rencontre de Jésus avec la femme syro-phénicienne en Mc 7,24-30 par. Mt 15,21-28, « un épisode-clé dans le passage à une conception nouvelle du rapport à l’étranger » . Dans ce récit en effet, la femme est « présentée de manière telle qu’elle apparaît, au départ, comme la quintessence même de l’étrangère, de la païenne […]. Ce qui est en jeu [en cette péricope], c’est [bien] une question de frontière, mais de frontière du Royaume »  de Dieu, ou, plus exactement, d’effacement des frontières ethniques dans cette nouvelle logique inaugurée par la venue du Nazaréen. La précision apportée en Lc 17,18, à savoir que le samaritain guéri par Jésus était un « étranger », allogenès , ne traduit-elle pas la conviction de l’ouverture universelle de l’offre du salut de Dieu ou le fait que Dieu, comme Luc l’exprime par la bouche de Pierre en Ac 10,34, « ne fait acception de personne » ?

En guise de conclusion, nous relèverons que, dans l’Ancien Testament, l’étranger ou le migrant a un statut « théologique » partiel, en référence à une expérience collective, heureuse ou malheureuse, conditionné par le souci, soit de la préservation d’une identité ethnique, soit, au contraire, d’une plus grande ouverture.

Dans le Nouveau Testament, l’étranger ou le migrant a un statut « sotériologique » (qui a trait au salut) entier, lié à une compréhension universaliste du Dieu de Jésus. Ce point de vue ne s’est pas imposé immédiatement et sans réticences, mais il a nécessité de la part des chrétiens d’origine juive et païenne un apprentissage commun en vue de roder des réflexes humains nouveaux.

Daniel Gerber – Colloque : LES ÉGLISES ET LE DÉFI DES MIGRATIONS – 11 mars 2010 Ce texte s’appuie sur l’ouvrage de Jean Riaud (éd.), L’étranger dans la Bible et ses lectures, Paris, Cerf (Lectio divina 213), 2007.