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Le baptême d’Aurélius

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Voici une narration de Richard Gossin mettant en scène Aurélius et son ami Justin. Aurélius raconte son baptême d’adulte pendant la nuit de Pâques…

Justin retient dans sa main les deux dés qu’il s’apprêtait à lancer. Il regarde Aurélius d’un air ahuri et finit par ingurgiter une grosse gorgée de vin.

– Par Bacchus ! Aurélius ! Mon compagnon de taverne. Je t’offre une coupe.

Voici deux ans que Justin n’a pas vu Aurélius mettre les pieds dans la taverne. Et pourtant, ces deux-là en ont avalé des coupes de vin et de bière, en ont lancé des dés, en ont hurlé des paillardises aux Saturnales, en ont levé des pouces dans les combats des gladiateurs… Inséparables ! Et puis un jour… Plus rien, ni personne. Aurélius à disparu.

En ce printemps de l’an 402, Hippone la Royale respire le vent salé de la Méditerranée et le souffle poivré du Djebel. Les deux amis quittent la taverne et s’engagent dans une ruelle qui conduit à la plage.

– Aurélius, ça fait deux ans que tu me laisses faire la fête tout seul !

– La fête ? Mais c’est tous les dimanches, la fête ! Et puis, c’était il y a 15 jours. La plus belle des fêtes. Pâques. J’ai dit « Je crois ». J’ai été baptisé  et invité au repas du Seigneur. Pour la première fois.

– Raconte-moi…

Aurélius a raconté à son ami. Et son histoire, voici le peu que j’en sais parce que je ne sais pas tout. D’ailleurs elle commence par un « Pourquoi ? ».

Pourquoi Aurélius est-il allé voir Augustin ? « Je veux être baptisé. Je veux devenir chrétien » a-t-il déclaré. L’Evêque d’Hippone l’a regardé au fond des yeux. Sans joie, parce que des gens comme Aurélius, il en a vu beaucoup renoncer en chemin. Sans tristesse, parce qu’Augustin connaît les chemins de l’espérance… et de la patience.  Il a mis dans sa main gauche la taverne, les dés, le cirque, les Saturnales et dans sa main droite le catéchisme et le baptême. Laquelle choisis-tu Aurélius ?  Mais Aurélius avait déjà fait son choix. Le désir d’être chrétien avait pesé plus lourd que ses beuveries, avec Justin. Et pas seulement les beuveries. Pas seulement ! Aurélius n’avait pas son pareil pour conduire les chars dans les arènes. Et puis, il n’en était pas peu fier… il aimait la gent féminine. Ses conquêtes étonnaient même Julien, son meilleur ami. Son métier et ses frasques, Aurélius y a renoncé.

Alors je reprends ma question : pourquoi ?

Eh bien, je ne sais pas. Ce désir de changer, ça vous vient comme ça. Quelquefois brusquement comme un coup de foudre. Quelquefois, et le plus souvent, ça vous trace au plus profond de vous-même des filets d’eau vive qui coulent dans les veines, dans le cœur, dans la mémoire… Et ces ruisselets sourdent sans tapage et jaillissent un jour comme une résurgence, comme une urgence. Bref, je ne sais pas comment ça s’est passé avec Aurélius. Et peut-être ne le sait-il pas lui-même.

A moins que ne ce ne soit son voisin. Oui, c’est peut-être la bonne réponse. Chaque dimanche, ils sortaient à la même heure. Ils se saluaient sur le pas de la porte et prenaient des directions opposées. L’un vers les arènes et l’autre vers l’Eglise. Et c’est à lui qu’Aurélius a demandé d’être son parrain. Oh, pas tout de suite. Parce qu’Aurélius était connu dans toute la ville comme le plus fou des joyeux drilles. Le voisin a fait confiance. Il a présenté Aurélius aux diacres. Ils lui ont dit :

– Connais-tu ce que signifie la question que nous allons te poser ?

Aurélius savait. Augustin et son voisin l’avaient prévenu.

– OUI, je renonce à Satan.

Et c’est déjà une nouvelle vie qui commençait. Il lui fallait renoncer aux plaisirs de hier. Mais aussi trouver un métier nouveau. Aurélius s’est engagé dans la réparation des filets sur le port. Ce qui a bien fait rire Augustin, l’évêque. « C’est bien, tu as choisi le métier de Paul, le plus célèbre apôtre missionnaire ! ». Ce n’est que bien plus tard qu’Aurélius a compris.

Un dimanche matin, Aurélius est entré pour la première fois dans une église. Et pendant deux ans, il a découvert un monde nouveau. Un monde fait de gestes étranges, de paroles mystérieuses, d’histoires étonnantes. Les gestes ? Se saluer en se serrant vigoureusement dans les bras. Recevoir le souffle du diacre sur les narines, les oreilles et la bouche. Porter sa main droite sur le front, le cœur et les épaules comme une croix qui blesse et qui rassure. Recevoir sur ses cheveux une huile parfumée. Répandre des parfums d’encens… Et ces gestes étaient accompagnés de paroles qui se faisaient l’écho de l’histoire du peuple de Dieu. Des histoires du passé jaillies des pages du Livre, de la Bible, qui mêlaient leurs flots à celles du temps présent. La création  du monde, l’exode du peuple israélite, le combat de David contre le géant Goliath, le jeune Daniel abandonné aux griffes des lions, le paralysé guéri par Jésus, le naufrage de l’apôtre Paul… toutes ces histoires devenaient les siennes. La sienne. L’histoire d’Aurélius qui renonce à Satan, qui combat, qui perd, qui se décourage,  qui reçoit des forces nouvelles, qui gagne et qui doute… Et de dimanche en dimanche, et de prédication de l’évêque Augustin en catéchismes, pendant deux ans, Aurélius persévère avec cinquante hommes et femmes dont les rangs, il est vrai, s’éclaircissent. Certains partent. Mais il ne regrette pas. Et quand il pose certaines questions, les diacres sourient.

– Le sens du baptême ? Le sens de l’eucharistie ? Tu comprendras bientôt. Très bientôt. Pour l’instant n’encombre pas ta foi naissante d’explications et de propos raisonnables. Plonge dans le mystère. Qu’une sainte envie de rejoindre le peuple hébreu traversant la Mer Rouge te saisisse. Qu’un besoin de t’asseoir à la table  des douze disciples et de Jésus s’empare de toi. Et bientôt, très bientôt, ta raison sera rassasiée. Mais le sera-t-elle jamais ? C’est comme une faim que seule l’eucharistie apaise et … excite.

Pendant deux ans, Aurélius a rejoint tous les dimanches ses compagnons en quête, comme lui, d’une nouvelle vie. Et ces rencontres sont faites d’histoire du temps jadis où les merveilles du Dieu des Hébreux soulevaient la foi des plus endurcis. Pendant deux ans, Aurélius a goûté les gestes attentifs de l’évêque et des diacres qui l’ont introduit dans la communauté des chrétiens. Pendant deux ans, Aurélius s’est initié à un nouveau métier et à la fidélité à sa nouvelle compagne.  Alors il a demandé le baptême.

Cela s’est passé pendant les quarante jours qui ont précédé Pâques. Une fois de plus Aurélius a dit, devant les diacres et son parrain « Je renonce à Satan ».

Son nom a été inscrit sur le registre des candidats au baptême : « Donnez vos noms pour que je les écrive avec de l’encre. Le Seigneur, lui, les gravera sur les tables incorruptibles, en les traçant de son propre doigt.[1] »

Et pendant quarante jours, au petit matin et après une journée de labeur, Aurélius a appris à prier la prière du Seigneur « Notre Père qui es aux cieux… », à confesser sa foi en disant « Je crois en Dieu le Père tout-puissant… », à jeûner, à méditer… Les gestes et les mots  et les histoires des diacres et de ses compagnons l’ont entouré et réconforté.

Le jeudi qui précède Pâques, il s’est soigneusement  lavé. La veille de Pâques a été la plus longue et la plus importante. Toute la journée, les candidats au baptême ont été entourés de prières et de gestes. Ils ont jeûné. Ils ont veillé toute la nuit dans la louange du Seigneur. Et au petit matin du jour de la résurrection, ils se sont déshabillés. Et le visage tourné vers le soleil levant, ils sont entrés dans l’eau du baptistère.

-Crois-tu en Dieu le Père tout-puissant ?

-Je crois

-Crois-tu au Christ Jésus, fils de Dieu, qui est né par le Saint Esprit de la vierge Marie, a été crucifié sous Ponce-Pilate, est mort, est ressuscité le troisième jour vivant d’entre les morts, est monté aux cieux et est assis à la droite du Père, qui viendra juger les vivants et les morts ?

– Je crois.

-Crois-tu en l’Esprit Saint, dans la sainte Eglise ?

– Je crois.

Accompagné de son parrain, vêtu d’une tunique de lin blanc, lui et ses compagnes et compagnons  de tous âges, et même des parents tenant leur petit enfant dans leurs bras, ils sont alors entrés dans l’Eglise où les attendaient l’assemblée des baptisés. Ils ont prié, chanté, les bras levés vers le ciel. Et enfin, oui enfin, ils ont participé pour la première fois au grand repas eucharistique. Ils ont reçu alors un breuvage fait de lait et de miel en signe de bienvenue et ont rejoint la communauté des chrétiens.

Et pendant sept jours qui ont suivi ce jour mémorable de Pâques, Aurélius et les nouveaux chrétiens ont écouté l’évêque leur expliquer le sens du baptême, celui de l’eucharistie et bien d’autres enseignements :

– Nous les ministres du Christ, nous avons accueilli chacun, et jouant en somme un rôle de portiers, nous avons laissé la porte libre. « Vois un peu de quelle immense dignité Jésus te gratifie. On t’appelait ‘catéchumène’ lorsque tu étais seulement environné par l’écho. Tu entendais parler d’une espérance, mais sans la voir ; de mystères, mais sans les comprendre ; des Ecritures, mais sans en voir la profondeur. L’écho désormais, ne résonne plus autour de toi, l’écho résonne en toi : car l’Esprit qui t’habite fait désormais de ton intelligence une maison divine. Quand tu entendras parler de ce qui est écrit sur les mystères, alors tu comprendras ce que tu ne savais pas.[2] »

Les fêtes de Pâques achevées, Aurélius a pensé à Justin, son ami. Il est allé le rejoindre à la taverne. Et ensemble, d’un même pas, ils ont marché vers le port où travaillent et habitent Aurélius et sa compagne. Ce qu’il a raconté, c’est bien au-delà de mon récit. Mais avant de faire silence, Aurélius a regardé son ami : « Et toi, Justin ? »

  • [1]  Théodore de Mopsueste (Homélies catéchétiques 12.16).
  • [2] Cyrille de Jérusalem, Accueil 3 et 6. Le mot « catéchisme » vient du mot grec qui évoque la parole qui résonne en soi et fait écho.

Crédits : Richard Gossin – Point KT