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Antoine et le petit cep rabougri

« Antoine et le petit cep rabougri » est une narration de la collègue Claire de Lattre-Duchet (UEPAL) pour illustrer les thèmes de la reconnaissance et du partage

Cette année-là, Antoine passait ses grandes vacances chez Mamy Marguerite et Papy Robert. Il aimait bien ces vacances à la ferme ! Il aimait aller à la chasse aux limaces dans les salades du potager, manger les fraises à peine cueillies et tièdes de soleil et entendre Mamy rouspéter gentiment :« Mais enfin Antoine, avec quoi je vais faire la confiture, moi ?! »

Il aimait jouer à cache-cache dans le maïs déjà haut, mais ça, faut pas le dire, car Papy le lui a défendu. Il aimait s’asseoir sur les genoux de Papy pour conduire le tracteur : mais, faut pas le dire à maman, parce qu’elle le trouve bien trop jeune pour conduire. Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’est quand Papy l’emmenait dans les vignes : Antoine aime regarder chaque cep, à la fois si semblable et si différent du suivant avec son tronc tortueux, ses branches qui ressemblent à d’immenses bras qui s’élancent vers le ciel, ses feuilles douces et vertes et ses fruits qui grandissent et se colorent peu à peu. Et puis, Papy Robert sait si bien raconter ses vignes : il raconte les maladies et les misères de chacune et les remèdes qu’il faut leur apporter, il raconte quand et comment tailler et puis il parle des raisins et du goût si particulier de chaque cépage et du vin qu’il en fera et que bien sûr Antoine n’a pas encore le droit de goûter.

Mais cet été-là, au bout d’une parcelle nouvellement plantée, Antoine découvrit un jeune cep qui ne ressemblait à aucun autre. Il était tout petit, tout rabougri et ses branches au lieu de s’accrocher au tuteur pour s’élancer vers le ciel avaient poussé curieusement autour du tronc.

« Papy, papy, s’écria Antoine, regarde ce cep, on dirait Adrien quand il fait « Non, j’veux pas ! » » Adrien, c’est le petit frère d’Antoine, un petit frère avec un sacré caractère.

« C’est vrai, dit Papy. En tout cas, il ne dit pas « Non, j’veux pas ! », mais c’est tout comme, car il a décidé de ne pas pousser et de ne pas porter de raisin celui-là. Faudra sûrement l’arracher et en planter un autre

  • Mais Papy, pourquoi il ne pousse pas ce petit cep ?
  • Ça, je ne sais pas Antoine, car il a pourtant tout ce qu’il faut : de la bonne terre où planter ses racines, il y a du soleil et il y a eu assez de pluie et je me suis occupé de lui comme des autres. Va comprendre. »

Pendant que Papy travaillait plus loin, Antoine s’est assis à côté du petit plan de vigne tout rabougri. « Dis, tu ne veux pas grandir ? » Antoine eut presque l’impression de l’entendre répondre : « Non, j’veux pas » Alors il continua de lui parler : « Pourquoi ne veux-tu pas grandir ? Ça ne fait pas mal, tu sais. Tu as tout ce qu’il te faut pourtant : une terre fertile, suffisamment de soleil et d’eau, mon Papy qui prend soin de toi. Regarde les autres ceps comme ils sont beaux : les oiseaux viennent s’abriter dans leur feuillage et bientôt leurs fruits réjouiront beaucoup de gens. Tu pourrais être comme eux… » Mais le petit cep rabougri ne bougea pas une feuille et ses sarments bien serrés semblaient dire : « Non, j’veux pas »

Le lendemain, Antoine revint s’asseoir près du petit cep rabougri et pour lui poser les mêmes questions et lui chuchoter les mêmes encouragements, sans plus de résultat… Alors il revint le lendemain encore et le surlendemain et le jour encore d’après…

Le petit cep rabougri ne s’en rendit pas compte tout de suite, mais il commença à attendre et à espérer les visites d’Antoine. Au début, ce que disait Antoine l’avait un peu agacé, car il n’avait pas envie qu’on lui dise quoi faire. Il savait ce qui était bon pour lui, un point, c’est tout et s’il n’avait pas envie de grandir, pas envie de porter de raisin ça le regardait, na ! Mais peu à peu, il avait trouvé attendrissante la ténacité du petit garçon et, derrière les mots, il avait entendu que le petit garçon s’intéressait à lui, qu’il lui voulait du bien. Alors il l’avait écouté plus attentivement et sans trop se l’avouer, avait commencé à s’intéresser à ce dont lui parlait le garçon : la terre qui lui parut peu à peu appétissante pour ses racines, le soleil dont la caresse chaude lui parut agréable sur son écorce, la rosée du matin si fraîche et douce sur ses feuilles… si bien qu’un matin, il entendit Antoine s’écrier : « Oh mais ça alors ! Tu as grandi ! Ce petit sarment-là, il n’était pas là ! Il pousse bien, il n’est pas tout entortillé autour de toi ! »

Et Antoine repartit aussi sec en courant : « Papy, Papy ! Viens voir ! » Bon, Papy ne parut pas très convaincu, mais la joie d’Antoine fit plaisir au petit cep rabougri, enfin un tout petit moins rabougri. C’est pourquoi le lendemain, il fut très déçu de ne pas voir arriver Antoine en milieu de matinée, comme d’habitude. Le petit cep un peu moins rabougri ne le savait pas, mais Antoine avait accompagné Mamy Marguerite à l’église. Et au moment même où le petit cep un peu moins rabougri se demandait pourquoi Antoine tardait autant, le petit garçon écoutait attentivement le pasteur lire l’Évangile.

Pendant que la chorale chantait, Antoine chuchota à Mamy Marguerite : « Je dois y aller, c’est important ! Je t’expliquerais plus tard !» Mamy n’eut pas le temps de lui demander quelle mouche l’avait piqué que, déjà, Antoine se faufilait discrètement hors de l’église et courrait ventre à terre vers la parcelle de vigne. Il arriva tout essoufflé près du petit cep de vigne un peu moins rabougri qu’avant : « Faut que je t’dise, j’ai compris un truc, j’t’ai pas expliqué comme il faut… Attends, faut que je reprenne mon souffle. » Après quelques minutes, Antoine reprit : « J’étais à l’église tout à l’heure et en écoutant le pasteur lire l’évangile, j’ai compris un truc super important : Dieu a voulu le monde pour le bonheur et la vie, alors il est généreux. A toi, petit cep, il a donné la terre, le soleil, la pluie, mon papy qui prend soin de toi. Aux humains, il a donné la nature, sa création, à admirer et à cultiver pour en tirer notre nourriture. Et en nous donnant tout ça, il nous a aussi confié une mission : donner du bonheur autour de nous et ce que je viens de comprendre, c’est que donner du bonheur, partager ce qu’on a, ça rend heureux, ça rend la vie plus belle.

Tout à l’heure, à l’église, le pasteur a lu une histoire dans l’évangile où Jésus racontait l’histoire d’un homme riche et la vie de cet homme était triste, car il ne pensait qu’à lui, il n’y avait que lui dans sa vie, il voulait garder pour lui tout ce qui lui était donné et au bout du compte quand il est mort, il ne lui est rien resté. Lui non plus, il n’avait pas compris ! Ce qu’on garde vraiment et pour toujours, c’est ce qu’on a donné, le bonheur qu’on a donné… Et toi, avec tes fruits, tu pourrais réjouir tant de gens, parce que je t’assure que quand Papy invite la famille et les copains pour déguster le vin nouveau, y a de la joie ! Ça parle et ça rigole tard ! »

Le petit cep un peu moins rabougri n’avait pas tout compris dans ce flot de paroles : l’église, le pasteur, il ne savait pas ce que c’était, Dieu, Jésus, jamais entendu parler. Mais il y avait dans l’enthousiasme du petit-garçon quelque chose de communicatif et qui le fit réfléchir : il se souvint de la chaleur qui l’avait parcouru lorsqu’il avait vu la joie d’Antoine quand celui-ci avait découvert la nouvelle petite branche quelques jours plus tôt. Alors, il se dit que ce ne serait peut-être pas si mal de donner du bonheur à d’autres en partageant, dans la douceur de ses fruits, la terre, le soleil, l’eau et les soins qui lui avaient été données.

Et le petit cep un peu moins rabougri déploya ses sarments et de toutes ses forces et de toute son énergie, se mit à grandir, grandir. A la surprise de Papy Robert, ses branches furent bientôt lourdes de grappes d’un raisin sucré et subtil et Papy Robert sut tout de suite qu’il en ferait un vin exceptionnel.

Cette année-là au messti (fête du village en Alsace), en partageant la flammkuech (tarte flambée – spécialité alsacienne) avec les copains, Papy leur raconta l’histoire du petit cep rabougri et de son petit-fils tenace, mais aucun ne voulut le croire. Papy Robert fut un peu vexé d’entendre les copains rigoler. Mais ils rigolèrent moins quand quelques mois plus tard, Papy Robert présenta son vin à la foire aux vins de Colmar et gagna la médaille d’or. Son vin fit une telle réputation au coteau « Rebgarten » et aux vignes qui y poussent qu’on raconta l’histoire du petit cep rabougri l’année d’après, et l’année d’après et encore après et etc…

Et le petit cep ? Il n’est plus ni rabougri, ni petit, et il n’a jamais regretté d’avoir grandi et porté du fruit, car c’est vrai, il le sait : ce qu’on garde vraiment et pour toujours, c’est ce qu’on a donné…

Crédit : Claire de Lattre-Duchet (UEPAL) pour Point KT