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Espérer en Exil – Ésaïe 44,24 à 45,7

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Cette péricope du livre d’Ésaïe est un des sommets de la prédication du Second  Ésaïe. Les exilés ne voient dans la progression des armées de Cyrus que l’annonce d’un prochain changement de maître qui n’apportera rien de bon. Le prophète annonce, lui, que Cyrus est celui que Dieu envoie pour sauver son peuple. Parce que Dieu est le Seigneur de l’Histoire et de la Création, même un roi païen qui l’ignore peut devenir son serviteur, le berger que Dieu donne à son peuple.

Comme l’indique la formule d’introduction « Ainsi parle le Seigneur » en 44,24 et 45,1, ce passage réunit deux oracles distincts (44,24-28 d’une part, 45,1-7 de l’autre), qui ont été réunis par la suite, parce qu’ils avaient le même thème. Ce thème commun, ils le développent pourtant avec des arguments assez différents et qui se complètent.

Le Seigneur qui te rachète : le rachat est une pratique juridique qui permet d’éviter l’aliénation définitive d’un bien de famille, mais aussi d’obtenir la libération des Israélites qui sont devenus esclaves d’un autre membre du peuple (voir Lévitique 25,25-55). Celui qui rachète est en général le parent le plus proche. Le Second Ésaïe fait de la notion de « racheteur » un attribut de Dieu qui libère son peuple de sa misère politique et sociale. Ici l’idée de rachat est mise en parallèle avec celle de la création du peuple, ce qui renvoie à l’Exode où Dieu crée son peuple en le libérant de l’esclavage.

Qui t’a formé dès le sein maternel : en Ésaïe 44,2.24 on retrouve la même notion : le Seigneur est celui qui a créé Israël, qui lui a donné la vie. Cette image est de toute évidence l’expression d’une grande intimité entre Dieu et son peuple (voir aussi Psaume 22,10 ; 139,13 ; Jérémie 1,5). Dieu a donné la vie au peuple.

Ces deux propositions relatives « qui te rachète »… « qui t’a formé » indiquent que Dieu s’adresse ici à son peuple, et qu’il s’adresse à lui comme celui qui ne peut que vouloir son salut.

C’est moi le Seigneur : l’ensemble de ce qui suit est une auto-présentation de Dieu. C’est une forme assez fréquente dans les religions polythéistes de Mésopotamie où, chaque dieu, se met ainsi en valeur par rapport aux autres divinités. Il est assez surprenant de voir le Dieu d’Israël s’exprimer à la manière des divinités païennes. Mais c’est aussi une polémique pleine d’ironie contre les cultes païens.

En effet, le Seigneur est celui qui fait tout et n’a besoin de personne. Les autres dieux ne sont rien. La construction du texte hébreu est impossible à rendre en français lisible : tous les verbes qui suivent sont des participes verbaux utilisés comme des noms apposés au nom propre de Dieu. Ce qui donnerait : MOI, JE SUIS YHWH, LE FAISANT TOUT, LE TENDANT LES CIEUX….etc.

Cette formulation dit deux choses qui n’apparaissent plus dans les traductions :

– les actes du Seigneur sont intemporels et continus, ils ne relèvent pas du passé, du présent ou de l’avenir ;

– toute l’énumération des œuvres de Dieu qui est faite ici va de soi, dès lors que l’homme reconnait qu’il est devant le Dieu vivant d’Israël.

Qui fait tout : « tout » est rarement utilisé seul et de manière absolue. Ce tout n’est donc pas « tout l’univers », mais tout ce qui est énuméré ensuite.

J’ai tendu les cieux / j’ai étalé la terre : c’est, comme en Genèse 1,1 et Ésaïe 42,5, l’affirmation que Dieu est le créateur de l’ensemble de ce qui existe, désigné par les deux extrêmes, cieux et terre.

Moi tout seul /qui m’assistait ? l’affirmation comme la question insistent sur le fait que Dieu agit seul. Le Seigneur est unique, il n’a pas besoin d’aide. Il n’y a pas de dieu à côté de lui.

Je neutralise les signes des augures : les Babyloniens pratiquaient abondamment la divination. On lisait l’avenir dans les entrailles des animaux (particulièrement dans le foie), dans la fumée de l’encens, dans l’huile, au moyen de flèches tirées en l’air, par l’astrologie, les sorts et l’interprétation des rêves. Tout cela exigeait des professionnels qui avaient de solides connaissances des choses de la nature, d’où leur appellation de « sages ».

Mais le Seigneur est celui qui brise les signes, annule les divinations et…

Renverse les sages en arrière : l’hébreu dit exactement « fait revenir les sages en arrière ». En effet, tous les devins babyloniens ont la prétention de pénétrer l’avenir et de diriger les conduites des hommes. Mais le Seigneur les ramène à la réalité, fait passer leur savoir et leur science pour folie, car ce qu’ils annoncent ne se réalise pas.

II faut savoir que les oracles des devins babyloniens qui ont été retrouvés par l’archéologie annoncent tous la victoire et le triomphe final, même lorsqu’ils entrevoient des difficultés momentanées. Ce qui est dit ici, c’est bien que celui qui tient l’avenir entre ses mains, c’est le Dieu d’Israël, et tous les prophètes babyloniens n’y feront rien.

Je donne pleine valeur à la parole de mon messager : car ceux que le Dieu d’Israël charge de sa parole sont porteurs de sa volonté. Ils savent comment agit celui qui fait tout. C’est pourquoi cette parole s’accomplit et se réalise à travers l’Histoire des hommes.

Il s’agit là d’une affirmation de portée générale, qui porte surtout sur le développement de l’Histoire et non seulement sur des faits particuliers.

Je dis pour Jérusalem « qu’elle soit habitée » : des affirmations générales, le discours passe aux réalités du moment. Jérusalem est l’objet de toute la nostalgie, de tous les regrets et de tous les espoirs des exilés. Et Dieu annonce qu’elle sera habitée, c’est-à-dire rebâtie et rétablie dans ses droits de cité indépendante. Elle et les petites villes qui l’entourent, parce que Dieu a décidé de reconstruire le pays de son peuple.

Je dis à la haute mer « sois dévastée » : ce verset englobe un ensemble de significations imbriquées les unes dans les autres. Il y a d’abord une allusion à la Création présentée comme une victoire de Dieu sur la mer, qui est symbole de mort (voir Genèse 1,6-10 ; Job 38,8-11) et une annonce de la maîtrise absolue de Dieu sur la nature. Il y a sans doute aussi une allusion au miracle de la mer (Exode 15,5 ; 21). Et une implication immédiate : la puissance de mort, Babylone, pays de canaux et d’eau, qui a submergé Israël, est maîtrisée par Dieu qui va sauver son peuple.

Je dis de Cyrus « c’est mon berger » : Nous avons vu à propos du Psaume 80 et d’Ézéchiel 34 les significations de l’image du berger. L’étonnant dans ce passage, c’est que Dieu présente Cyrus, le païen, comme le berger de son peuple. Cela ne fait sans doute pas de Cyrus le roi de Jérusalem, tel que l’annonçait Ézéchiel 34. L’accent porte ici sans doute sur la relation de dépendance qui unit le berger au propriétaire : Dieu donne à Cyrus des instructions générales. Et Cyrus va les accomplir, apportant ainsi le salut à Jérusalem. Cyrus n’est pas le Seigneur d’Israël, il est le chef qui va réaliser la volonté de Dieu.

Ainsi parle le Seigneur à son messie : ici commence le deuxième oracle. Il est adressé à Cyrus. On peut se demander comment cette parole pouvait parvenir à Cyrus. Le Second Ésaïe n’était pas un proche de Cyrus, et ce sont plutôt les exilés qui ont entendu d’abord cette parole. Mais d’une part, ce sont bien les exilés qui sont indirectement visés, et d’autre part, rien n’empêche que Cyrus ait, en fin de compte, reçu connaissance de cette prédication du prophète.

L’extraordinaire, c’est l’emploi du mot « messie » pour désigner un étranger. Le terme sert à désigner celui qui a reçu l’onction royale, le roi d’Israël (voir Psaume 2,6 ; 18,51) et, plus tard, le grand-prêtre (Lévitique 4,3), mais jamais, dans l’Ancien Testament, le roi idéal de la fin des temps. En fait, comme la fin de la royauté de David laisse le titre vacant et que celui-ci a déjà servi dans un sens symbolique (1 Rois 19-15), le prophète utilise le terme pour désigner celui qui accomplit la volonté de Dieu, celui que le Dieu d’Israël charge d’une mission de salut et à qui il donne l’autorité, le pouvoir et les moyens d’accomplir cette mission. Comme Nabuchodonosor (Jèrémie 25,9 ; 27,6), Cyrus est l’outil de Dieu.

Pour déboucler la ceinture des rois : la suite du texte illustre le soutien que le Seigneur apporte à Cyrus. Comme la ceinture servait à accrocher l’armement (glaives, flèches…), le fait de déboucler la ceinture est un geste de désarmement, comme le fait de mettre le ceinturon indique que c’est Dieu qui arme Cyrus (verset 45/5).

Les terrains bosselés : le mot hébreu est très difficile à interpréter, mais il se pourrait bien qu’il s’agisse d’un emprunt à une langue mésopotamienne, auquel cas ce sont les murs des fortifications de Babylone qui seraient mentionnés, ce qui est plus que probable dans ces versets qui parlent aussi des portes.

Les murailles de Babylone étaient imposantes : sur un pourtour de 8 kilomètres, agrandi ensuite à 18km, deux murailles épaisses de 6,5m, séparées par une largeur de 7,2 m. Tous les 20m environ, une tour. Et une centaine de portes en bronze.

Toutes ces fortifications impressionnantes ne serviront à rien, parce que Dieu les détruit devant Cyrus. En réalité, les murailles ne seront pas détruites, parce que Cyrus va pénétrer sans combattre dans la ville. Ceci indique que le prophète a bien annoncé la victoire de Cyrus avant qu’elle ait lieu. Cette victoire est venue.

Je te donnerai les trésors déposés dans les Ténèbres : Babylone, qui s’est emparée des richesses des peuples vaincus, est réputée pour ses trésors (Jérémie 51,13 ; Habaquq 2,6-8). Ces trésors vont passer au vainqueur de Babylone : Cyrus.

Ainsi tu sauras que c’est moi le Seigneur : tout ce que Dieu fait pour Cyrus vise à ce que Cyrus le reconnaisse comme le Seigneur de l’Histoire. Une des difficultés de ce passage est précisément que Cyrus n’a pas reconnu le Dieu d’Israël comme son Dieu. Ainsi il apparaît que d’une certaine manière la réalisation reste en-deçà des espérances du prophète. D’un autre côté, la décision de reconstruction du Temple implique, de la part de Cyrus, la reconnaissance du Dieu d’Israël comme l’un des dieux adorés dans son empire.

Qui t’appelle par ton nom : la formule vient des relations entre le Grand Roi et ses vassaux. Appeler quelqu’un par son nom, c’est le mettre à son service, souvent en lui donnant un nom nouveau (Voir II Rois 24,17).

À cause de mon serviteur Jacob : tout le travail de Dieu en faveur de Cyrus, toute l’intervention de Dieu dans l’Histoire n’a qu’un but : Israël. Cyrus est élu, favorisé, choisi comme « messie », pour Israël.

Sans que tu me connaisses : à ceux qui, parmi les exilés, ne peuvent admettre que Cyrus puisse être un envoyé de Dieu, le sauveur du peuple, le Second Ésaïe dit : ce n’est pas parce que Cyrus ne connaît pas Dieu que Dieu ne peut pas se servir de lui.

C’est moi le Seigneur, il n’y en a pas d’autre : cette affirmation martelée à la fin de l’oracle est la justification des affirmations précédentes : Cyrus ne peut être que le serviteur de Dieu, parce qu’il n’y a pas d’autre Dieu. Cette affirmation de foi, qui nous semble peut-être naturelle, ne l’était pas du tout en ce temps-là. Même en Israël on avait tendance à admettre que chaque peuple avait son ou ses dieux. Mais l’espérance d’un salut pour Israël vient de cette certitude que le Dieu d’Israël est unique et qu’il tient le monde et son Histoire dans ses mains.

Levant-couchant, Lumière-ténèbres, Bonheur-Malheur : trois formules de totalité pour exprimer l’absolu pouvoir du Dieu d’Israël, et surtout le caractère unique de Dieu. Il est possible que ces formules fassent allusion à un certain dualisme qui oppose le dieu du bien au dieu du mal. Il est certain en tout cas que les deux premières paires expriment à nouveau la domination du Dieu créateur (voir Genèse 1).

Ces deux oracles se situent peu de temps avant la défaite babylonienne. Le prophète, qui avait déjà fait allusion à Cyrus, mais sans le nommer (40,13 ; 41,1-5 ; 41,25-42,9), dévoile maintenant le nom du serviteur de Dieu qui va sauver Israël.

Or, il n’était pas évident pour les exilés que Cyrus et ses victoires soient autre chose pour eux que l’annonce d’un changement de maître, dont il n’y avait rien à espérer.

La prédication du Second Ésaïe dans ces deux oracles est un appel à la foi d’Israël : quand on dit que Dieu est le créateur, quand on rappelle dans les psaumes que Dieu est le maître de l’Histoire, alors il faut lire dans les événements la présence et l’action de Dieu, le témoignage de la fidélité de Dieu envers son peuple.

Ainsi, l’espérance proclamée par le prophète anonyme n’est pas fondée d’abord sur les événements que tout un chacun peut connaître. Elle repose sur la foi de tout un peuple, sur la conviction que Dieu intervient dans l’Histoire des hommes en faveur du peuple qu’il a créé et qu’il fait vivre.

En proclamant que Cyrus est l’outil de Dieu pour le salut de son peuple, le prophète est amené à proclamer que le Dieu d’Israël est aussi le Seigneur de tous les peuples, qu’il maîtrise et fait vivre toute la Création, que rien ne se passe en dehors de sa volonté. C’est probablement la proclamation la plus nouvelle et la plus forte du Second Ésaïe.

Mais le lecteur moderne doit veiller à ne pas scléroser cette proclamation de foi vivante en dogme, en formule de catéchisme toute faite. Le Dieu qui fait tout est un Dieu vivant, actif, puissant. Le Dieu tout-puissant, omniscient, omniprésent… etc. est un Dieu théorique qui pose toutes sortes de problèmes théoriques, et notamment à propos du mal et de la souffrance. Le Dieu de la Bible est le maître de l’Histoire, il tient entre les mains le bonheur et le malheur des peuples, mais sa volonté durable et fidèle est une volonté de salut et de paix.

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Connu aujourd’hui sous le nom de cylindre de Cyrus, ce document antique est maintenant identifié comme la première Déclaration des droits de l’Homme dans le monde. Il est traduit en chacune des six langues officielles de l’ONU et ses clauses sont analogues aux quatre premiers articles de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.