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De la peur à la paix (Genèse 33/1-20)

D’Esaü et Jacob, on connaît bien le plat de lentilles que Jacob offre à son frère en échange de son droit d’aînesse. On connaît aussi la ruse dont fait preuve Jacob pour tromper son propre père et obtenir de lui la bénédiction réservée au fils aîné. On se souvient de sa fuite pour échapper à la colère d’Esaü. Et après ? Qu’arrive-t-il quand ces deux frères jumeaux et pourtant ennemis se retrouvent face à face quelques vingt ans plus tard ? Voici une fiche biblique pour comprendre le texte de Genèse 33/1-20 qui les met à nouveau l’un en présence de l‘autre. 

Contexte :
En Genèse 27, Jacob trompait son père (avec l’aide de sa mère) pour obtenir la bénédiction du fils aîné à la place d’Esaü. Puis apprenant que son frère projetait de le tuer, il a pris la fuite.
Jacob a vécu  20 ans chez Laban, s’est marié et a eu des enfants. Il souhaite rentrer chez lui (« Laisse-moi partir pour aller chez moi » Genèse 30/25) Le passage se situe juste après le passage du gué du Yabboq où Jacob a lutté contre l’ange de Dieu  pour obtenir sa bénédiction. Le texte est la suite directe du chapitre 32 : Jacob a peur de la rencontre avec son frère. Il a envoyé des messagers à son frère pour annoncer son arrivée. Lorsqu’un de ses serviteurs lui dit que son frère vient à sa rencontre avec 400 hommes, Jacob pense que c’est pour le tuer comme Esaü en avait eu le projet autrefois. Il pense que son frère est à la tête de 400 hommes dans un but guerrier, il réagit selon cette logique: il sépare ce qu’il possède en deux camps (le mot hébreu désigne à la fois le campement nomade et le camp d’hommes en armes) pour que l’un des deux au moins échappe à son frère (Genèse 32/8-9). On peut remarquer qu’il choisit une tactique purement passive : il n’est pas question d’hommes en armes pour défendre les deux camps, il n’est pas question de se défendre, ni encore moins d’attaquer. Jacob ne veut pas aller au conflit, ni avoir l’initiative d’un combat : est-ce une façon de reconnaître sa faute envers son frère ? Refuse-t-il d’ajouter la violence à sa faute envers son frère ? En tout cas, c’est la première fois qu’il doit faire face à ses actes : il se retrouve un peu 20 avant, en face de sa faute, en face de son frère, en face de lui-même.

Construction du texte : Trois grandes parties :
versets 1-5a : introduction narrative
versets 5b-15 : dialogue entre les deux frères
versets 16-20 : conclusion du récit

 La partie centrale du texte est le dialogue. La structure du texte nous indique où est la solution au conflit : dans la vraie rencontre et le dialogue.

Etude de la 1ère partie (1-5a) : Du malentendu à la rencontre

Versets 1-2 : Préparation de la rencontre
C’est le point de vue de Jacob qui ouvre le passage : il voit son frère entouré de quatre cent hommes, il en conclut que son frère vient faire la guerre. Jacob met donc son clan en ordre, les préférés en dernier (Rachel et Joseph) : ainsi ils pourront fuir si Esaü  attaque. Il se place devant. Jusqu’alors, il restait derrière ses serviteurs. Là, il n’y a plus rien pour le protéger de la confrontation avec son frère. La peur n’est pas citée, pourtant elle à l’arrière-plan des décisions et des actions de Jacob.

Versets 3 : La soumission de Jacob
La rencontre suit les règles quasi-rituelles d’un cérémonial de cour : Jacob se prosterne sept fois devant son frère. Ce geste est attesté à cette époque en Egypte dans des lettres protocolaires, c’est le geste d’un vassal devant son suzerain. Mais en Israël, l’habitude était plutôt de se prosterner une fois, ce qui était déjà un signe de profond respect. Se prosterner sept fois est le signe d’un grand respect et d’une soumission de Jacob devant Esaü. Ses gestes (et ceux des siens ensuite) font soumission. Les paroles qu’il a fait dire à son frère par ses messagers au chapitre 32 et qu’il utilise ensuite dans le dialogue avec son frère sont issues du même cérémonial : « mon seigneur » pour désigner Esaü, « ton serviteur » en parlant de lui.
De la part de Jacob, c’est une réelle demande de pardon. Jacob choisit de renverser ce qui avait été annoncé dans l’oracle sur la naissance d’Esaü et Jacob (Genèse 25/23 : « le grand servira le petit ») et dans la bénédiction de son père (Genèse 27/29 : « Sois chef pour tes frères et que les fils de ta mère se prosternent devant toi ») : il se pose en vassal et reconnaît le droit d’aînesse de son frère.

 Verset 4 : La rencontre

A ce moment-là, tout peut se passer, Esaü pourrait choisir de le tuer. Ce n’est pas ce qui se passe : il prend son frère dans ses bras, l’embrasse et ils pleurent ensemble. La peur de Jacob laissa place à l’émotion partagée des retrouvailles. L’attitude d’Esaü qui est guidée par la joie spontanée des retrouvailles contraste avec l’attitude jusqu’ici très calculée de Jacob.
L’étreinte exprime déjà le pardon, alors même qu’aucun mot n’a encore été prononcé : Esaü reconnaît son frère (dans le sens fort du terme).
On peut noter qu’il n’y a d’explication sur l’évolution d’Esaü : on ne sait pas ce qui lui a permis de passer du désir de meurtre au pardon qu’il offre ici sans conditions à son frère. Sur un point, on le retrouve fidèle à ce que les récits nous ont laissé voir de lui auparavant : c’est quelqu’un de très spontané qui agit facilement en se laissant guidé par ses émotions ou son ressenti. Il agit ici spontanément en se laissant guider par sa joie, comme il avait agit autrefois en se laissant guider par sa faim.

 Verset 5a : le point de vue d’Esaü
On passe au point de vue d’Esaü : il voit les femmes et les enfants de son frère. C’est à partir de là qu’il va engager le dialogue.

Etude de la 2ème partie (5b-15): le dialogue entre les deux frères

Versets 5b-7 : refaire connaissance

Esaü a l’initiative du dialogue en posant une première question : « qui as-tu là ? ». Les femmes et les enfants de Jacob s’avancent alors et se prosternent respectueusement devant Esaü, selon le même cérémonial que Jacob.

 Versets 8-11 : quels cadeaux ?

Esaü reprend l’initiative du dialogue en posant une deuxième question : « qu’as-tu à faire avec tout ce camp que j’ai croisé ? »
Il y a un changement dans l’attitude de Jacob : au chapitre précédent, il n’a pas partagé ses biens dans l’idée d’en offrir à Esaü, mais pour protéger ses biens. La rencontre avec Dieu et la rencontre avec Esaü l’ont changé : il offre maintenant une moitié de ses biens à son frère.
Esaü refuse et dit avoir assez : dans la conception biblique, cela veut dire que lui aussi a été béni. Et il distingue les troupeaux hérités (auxquels Jacob avait droit mais qu’il a laissé derrière lui)  des troupeaux acquis (avec lesquels Jacob revient) : « ce qui est à toi reste à toi ».
Il refuse aussi probablement le cadeau du vassal à son suzerain : alors que Jacob s’adresse à lui en lui disant « mon seigneur », Esaü s’adresse à Jacob en disant « mon frère ». Il y a donc des chances qu’il refuse un cadeau – réparation qui enchaîne donateur et bénéficiaire sous le signe de la violence passée. Son pardon et le dialogue avec Jacob changent leur relation et le sens du cadeau : c’est un cadeau – bénédiction, partagé dans la liberté. Compris ainsi le cadeau peut être accepté. La vie commune est  possible.

 Dans les réponses de Jacob, on remarque :

– Le motif récurrent de la grâce : la grâce de Dieu et la grâce d’Esaü (mises en parallèle). C’est très visible dans le vocabulaire employé : « Les enfants que Dieu a accordé (« fait grâce ») à ton serviteur, « Je voulais trouver grâce », « Si j’ai pu trouver grâce… » « puisque tu m’as agréé » « c’est Dieu qui m’en a gratifié »
– Le thème du face à face : « Puisque j’ai vu ta face comme on voit la face de Dieu »

Il y a un lien entre ce passage et le texte de la lutte de Jacob avec l’ange. On le remarque aux points communs qui existent entre les deux textes : une menace de mort plane dans les deux cas (dans l’Ancien Testament, celui qui voit Dieu meurt ; Jacob pense que son frère veut le tuer), Jacob a peur dans les deux passages et rencontre finalement, dans les deux cas, la bienveillance. Jacob fait lui-même le lien entre les deux épisodes : « J’ai vu ta face comme… »
Mais le narrateur n’explique pas la correspondance entre les deux rencontres. Il suffit qu’il ait reconnu cette correspondance : la rencontre avec Dieu a changé Jacob et c’est ce qui permet à la relation entre Jacob et Esaü d’entrer dans un ordre nouveau.

Versets 12-15 : une place pour chacun
Esaü propose à son frère de cheminer ensemble, puis devant le refus de son frère, il lui propose une escorte. Jacob refuse à nouveau, dit à son frère qu’il va le rejoindre mais choisit de prendre ses distances. Pourquoi ?
Jacob est-il méfiant ? Peut-être. Après tout, il a beaucoup trompé (son père, son frère, et son oncle Laban) et a été beaucoup trompé (par Laban). Il jugerait alors son frère à partir de son propre comportement.
Pourtant Esaü est très amical et Jacob ne semble pas s’en méfier.
Il est plus probable que Jacob préfère garder ses distances avec son frère, pour éviter le retour des rivalités. Il a eu la même démarche de prise de distance vis-à-vis de son oncle Laban. Il revendique son espace, son indépendance, le droit d’être chef de famille : grandir et devenir adulte suppose de prendre ses justes distances avec la famille où on est né, pour la famille que l’on construit. C’est une thématique très moderne et un peu surprenante dans la société de l’époque où le clan regroupait souvent plusieurs générations. Pour Jacob, c’est en tout cas le signe qu’il en a fini avec les enfantillages, pour assumer ses erreurs passées et prendre ses responsabilités de chef de famille.

  Etude de la 3ème partie : Conclusion du récit

Versets 16-17 : Jacob et son clan à Soukkoth
Le séjour a dû être assez long, puisque Jacob construit une maison et des abris pour ses bêtes

Versets 18-20 : Jacob et son clan s’établissent à Sichem
Jacob semble vivre en semi-sédentaire, probablement selon les saisons : il vit sous la tente mais achète le terrain où il s’installe et il y construit un autel.

  Conclusion :

Le récit joue le rôle d’un épilogue, la crise violente est passée, les relations entre les deux frères sont stabilisées. Au cours du texte, s’effectue le passage d’une rencontre imaginée et redoutée à la rencontre réelle : pour Jacob, il a été nécessaire de rencontrer Dieu (lutte contre l’ange), pour rencontrer vraiment son frère. C’est la rencontre et le dialogue qui permettent de dépasser la peur et de faire place à la réconciliation.
Qui fait le pas de la réconciliation ? Jacob fait le premier pas puisqu’il rentre chez lui, mais  Esaü fait le pas le plus conséquent puisqu’il accorde son pardon. Il peut être intéressant de s’en souvenir : lorsque nous sommes fâchés parfois depuis très longtemps avec un membre de notre famille, cela peut valoir la peine d’essayer. La rencontre n’aura peut-être pas lieu comme nous nous y attendons ou comme nous le craignons. Pour le savoir, il faut donner sa chance à l’autre, passer de la rencontre imaginaire à la rencontre réelle.
La réconciliation proprement dite n’est possible que parce qu’il y a pardon, reconnaissance de la faute par celui qui l’a commise et rencontre. Sans la rencontre, on reste au stade du pardon (que je peux librement décider d’accorder à l’autre). La réconciliation est un pas plus loin : elle rétablit la relation. C’est la rencontre réelle et le dialogue qui permettent la vraie réconciliation.

Crédit : Claire de Lattre-Duchet (UEPAL) Point KT