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Petit conte pour Pentecôte

II avait le souvenir précis d’un incroyable bien être ! Qu’est-ce qu’on était bien dans ce petit monde ! C’était un monde tout rond, enfin presque rond ! avec un ciel et une terre tout lisses, tout propres. Lorsque le monde tournait, le ciel devenait la terre, le haut devenait le bas, et c’était amusant de glisser sur la paroi bien lisse et bien propre de ce petit monde. II n’avait rien à faire, dans ce petit monde.  Juste à dormir, juste à se laisser vivre, juste, à s’étonner.

II se souvenait de s’être posé la question sur l’extérieur de son monde, au-delà des parois. II s’était posé la question parce qu’il entendait des voix ! Des voix aiguës et des voix graves, des voix douces et des voix dures, des cris et des chants. C’est drôle de savoir qu’il y a un autre monde à l’extérieur de son propre monde. Une autre vie ailleurs. II s’était dit que de toutes manières, il était bien mieux dans son monde à lui. Il était à l’abri, il était au calme, et les parois de son monde étaient si lisses et si propres.
Un phénomène l’intriguait et il ne savait pas l’expliquer. Le plus souvent les parois du monde rond étaient transparentes et de l’extérieur venait de la lumière, une sorte de clarté qui inondait les murs clos de son univers. Mais bizarrement il faisait alors très froid et il grelottait. Plus l’extérieur était visible, plus la lumière entrait, et plus il avait froid !
Parfois, quelque chose venait recouvrir son petit monde rond. II avait alors très peur ! Cela faisait comme un bruit sourd, plein de choses frottaient contre les parois, et tout était noir d’un seul coup. II se souvenait clairement de la peur qu’il avait à ce moment-là, tout seul dans le noir… mais il se rappelait aussi de l’étonnante chaleur qui l’envahissait. D’un coup il faisait très chaud ! II avait peur et il était bien, les deux en même temps.
Et puis est arrivé ce jour inoubliable ! Tout avait commencé la veille. Dans le ciel de son monde il y avait eu un léger craquement et la paroi s’était fendue. Oh ! pas beaucoup d’abord ! Juste une fissure en forme d’un éclair dans le ciel si lisse et si propre de son monde. Ce devait être le monde de l’extérieur, une force mauvaise qui s’en prenait à son univers, le mal qui se manifestait en brisant son ciel. Car que pouvait-il y avoir de bon dans l’autre monde ? Rien ne pouvait être meilleur que sa terre à lui, et on en voulait à sa tranquillité, il en était sûr. Dans la nuit, d’autres fissures apparurent, et il comprit que rien ne résisterait, que les parois étaient trop fines, que l’extérieur était trop fort… Sa terre et son ciel si lisses et si propres se détruisaient et son coeur était rempli de frayeur.
C’était la catastrophe ! Alors il s’est retrouvé titubant, ébloui par la lumière, effrayé par le froid soudain… Alors il s’est retrouvé à l’extérieur.
Tout de suite, on l’a poussé, bousculé… Lui ne pouvait voir, car la lumière de l’extérieur était trop forte. Mais lorsque ses yeux s’ouvrirent doucement, il vit des choses étonnantes : le monde à l’extérieur était immense, la terre était large, le ciel était haut, inaccessible ; rien n’était lisse, et le sol était plein d’obstacles. Et puis il y avait d’autres êtres comme lui : tous se bousculaient, et se donnaient des coups de becs qui faisaient mal, et il fallait courir pour être le premier à la mangeoire, et c’était le plus fort qui y arrivait, le plus rapide, le plus grand… Oui ! le monde extérieur était impitoyable
Et pourtant, il ne regrettait pas le temps où il était dans l’abri bien chaud de l’oeuf aux parois bien lisses et bien propres ! II était heureux dans la basse-cour de la ferme où il était né. C’est vrai ! la vie était difficile, il fallait affronter les autres, quelquefois il faisait froid, et il y avait les chiens qui faisaient peur… Mais il était heureux !
Quand il était à l’abri dans son monde clos, lisse et propre il lui manquait l’essentiel, l’amour. Maintenant c’était si bon l’attention de ses parents, si bon de pouvoir de leur faire plaisir. C’était si bon l’amitié et l’entraide avec les autres poussins. Jamais, il n’avait pensé que pouvaient exister dans ce monde si vaste, la chaleur de l’amitié, la volonté de construire un monde plus juste, le regard vrai de ceux qui aiment et la certitude d’être liés les uns aux autres.

Gérard SCRIPIEC, Toulouse
pasteur Eglise Réformée de France

PointKT n° 25 Janvier, février, mars 1999