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L’obus et la cloche

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L’obus et la cloche est une courte saynète pour trois personnages. C’est une  manière de dédramatiser -tout en prenant en compte l’horreur de la grande guerre- les conflits entre nations européennes. Cette « fable » écrite pour le centenaire de 1914-18  peut être lue en de multiples circonstances ; même dans une Eglise… Frédéric Gangloff, UEPAL.

Narrateur : Il y a plus d’un siècle, un obus allemand rate sa cible et vient se ficher en terre, sans exploser. En même temps, une cloche française, atteinte par une balle perdue, se lézarde et tombe dans les fourrés aux côtés de l’obus. La bataille continue à faire rage et puis, plus rien ! Un linceul de végétation et de terre les recouvre… Les voici enterrés dans la même tombe ! Que faire ? Oser se parler pour passer le temps ? Meubler le silence ? Et pourquoi pas, faire connaissance ?

Droit o-bus : (Fier et assez hautain dans un premier temps) Hmmm ! Mademoizelle, Ja ! Sivousplait ! Cela fait quarante années que je serre les dents, mais aujourd’hui, je n’en peux plus ! J’ouvre mes mâchoires pour vous signaler que vous êtes étalée sur moi de tout votre poids !

La fêlée clochette : (insolente, blagueuse) Non mais quel culot ! Voilà qu’il se plaint maintenant le Fritz ! Ce n’est pas vraiment comme si on avait le choix ! Avant de m’administrer une volée, pourrais-je savoir à quel engin j’ai l’honneur ?

Droit o-bus : (De plus en plus impatient) Si vous pouviez bouger votre grosse panse pour que je puisse me dégourdir la douille, sinon, je ne réponds plus de rien et je risque…

La fêlée clochette : D’exploser peut-être ! Ha ! Ha ! Ha ! Faut alors se presser l’atomiseur ! Je fais déjà mon max pour glisser ma carcasse ! Faut dire que quelque chose cloche ! Mmm ! Ça y est ! J’ai ripé à cloche pied ! Hé ! Hé ! Hé ! Comment tu le sens, Kamerad ?

Droit o-bus : (Dans le style garde à vous) Hauptmann Shrapnell Stark droit o-bus ! Fabriqué par Friedrich Neumeyer : Deutsche qualität !

La fêlée clochette : Fêlée clochette, de fabrication française, recyclée avec du matériau de récupération pas cher et qui sonne creux !

Droit o-bus : Ach ja ! Je vois ! Cloche fêlée avec un pet au casque risque de retourner illico à la casse !

La fêlée clochette : On vous a sonné le pétard mouillé ? C’est pas parce qu’on est fêlé, qu’on ait obligatoirement timbré ! Au moins, grâce à mes fêlures, la lumière peut entrer ! Alors que vous… z’avez pas vraiment l’air de vous éclater !

Droit o-bus : Ne n’en parlez pas ! Je suis la honte de la famille. Nous sommes des shrapnells de père en fils ! Nos 200 à 300 balles de plomb blessent, tuent, mutilent, déchiquettent les vivants, les morts, les animaux, la nature… Nous faisons un boucan d’enfer qui rend sourd et fous les survivants ! C’est notre vocation de détruire comme nos cousins explosifs, fusant, chimiques… Et il a fallu que je tombe à plat ! Cela étant, j’ai toujours eu du retard à l’allumage !

La fêlée clochette : Ne vous mettez pas trop la pression ! C’est pareil pour moi ! Ça me fout trop le bourdon. Tenez ! Je suis pourtant issue d’une famille de cloches respectables. Mais, avec mes fêlures, plus moyen de sonner le tocsin, le glas ou à toutes volées… J’ai comme mon battant qui flanche ! Plus aucune Église ni nation ne voudrait de moi !

Droit o-bus : Pour moi c’est encore plus terrible ! S’appeler droit o-bus et avoir loupé sa cible, signifie que ma carrière est torpillée et que je n’aurai jamais de promotion atomique. Mais en plus, me voici fier et droit o-bus allemand en compagnie d’une cloche française complètement marteau !

La fêlée clochette : C’est sûr qu’une fusée qui oublie sa mise à feu ; cela fait pschitt ! Finir comme simple projectile, l’amorce dans la terre et l’obus en l’air pour être mis sous cloche ! Vous ne risquez pas d’être décoré de la croix pour le mérite ! Pire ! Vous auriez pu vous retrouver enterré avec les poilus d’en face : les 75 fusant, les 37 perforant et les gros 520 millésime 18… Le premier cimetière franco-allemand d’obus non explosés ! Trop mortel la conversation !

Droit o-bus : Parce qu’une cloche qui a perdu la boule et qui n’a plus aucune utilité peut se permettre des leçons de morale. Vous êtes complètement désaccordée, incapable même de tinter pour avertir du moindre danger ! Au moins, je suis encore armé, il suffit de me manipuler ! Mais vous ? Qui va réparer vos brèches et vous redonner l’élan nécessaire pour résonner à nouveau ? (Peut faire le geste) Cassée la cloche !

La fêlée clochette : (fâchée) Ah ! Si c’est comme ça, je décrète une mise en quarantaine immédiate pour du matériel importé défectueux !

Droit o-bus : (boude) C’est trop d’la bombe ! Enfin luxe, calme et volupté !

Court Silence

Droit o-bus : Toutes mes excuses, Fraulein fêlée clochette, sous mes dehors arrondis, je m’emporte souvent et il m’arrive de mettre le feu aux poudres ! Vous ne pouvez pas me comprendre. Nous ne sommes pas du même univers. Je ne sais pas si un jour nous pourrons être amis ! A tort ou à raison, j’ai été conçu pour meurtrir et désunir, alors que vous avez été fondue, moulée et polie pour rassembler !

La fêlée clochette : Ne vous en faites pas ! C’est déjà oublié ! Je suis souvent impertinente et vous faites bien de me sonner les cloches ! Mais vous avez tort de penser que nous ne pourrons jamais nous rencontrer. Nous sommes déjà embarqués dans la même tranchée, aussi inutiles l’un que l’autre… Et pourtant, c’est maintenant que nous pouvons tenter de nous rapprocher et oser choisir un autre avenir qu’un conflit incertain !

Droit o-bus : Que voulez-vous dire par là !

La fêlée clochette : Il s’en est fallu de peu et j’aurai fini comme mes cousines cloches recyclées en chair à canon avec un tube à rayures et une grosse gueule – ce qui ne m’aurait pas trop changé par rapport à maintenant-. Et qui sait, nous nous serions du coup bien rapprochés vous et moi… Bon, certaines filles rêvent d’être canons, mais c’est pas trop mon fantasme…

Droit o-bus : Ainsi nous serions devenus l’un dans l’autre…

La fêlée clochette : Holà ! Kamerad Stark, vous y allez un peu fort ! Pas de charges déplacées ! Heureusement que nous n’en sommes pas arrivés jusque-là ! Mais songez que nul n’est prédestiné, programmé ou limité à telle ou telle fonction ; il n’y a que la folie ou la fraternité des humains qui décidera de notre vie de demain !

Droit o-bus : Vous peut-être, mais en ce qui me concerne, je suis chargé à bloc pour semer une mort sûre ! Je préfère rester terré sous cloche pour ne pas tuer ! Qui sait qui me trouvera ? Des enfants, un chien, des innocents me prenant pour un jouet et boum ! Enfin défragmenté, je deviendrai dévoreur de fragments de vie ! Une bombe à retardement !

La fêlée clochette : Allons ! Ne vous minez pas pour autant ! Celui qui vous retrouvera, saura peut-être vous déminer et vous rendre à une nouvelle vie ? Comme nous sommes l’un à côté de l’autre et face à face dans la même inutilité pour quelque temps encore, profitons-en pour vraiment nous rencontrer !

Droit o-bus : Notre pouvoir scientifique a dépassé notre pouvoir spirituel. Nous savons guider des missiles mais nous détournons l’humain de sa voie ! « Martin Luther King »

La fêlée clochette : Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des sœurs et frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots. « Martin Luther King »

Narrateur : Un siècle plus tard, une fouille franco-allemande a permis d’exhumer la fêlée clochette et droit o-bus. La cloche empêcha toute déflagration de l’obus qui fut déminé. Cette proximité étrange de ces deux objets, comme s’ils s’étaient rapprochés dans leur fosse commune, décida les deux pays d’en faire des symboles de l’amitié franco-allemande. Fêlée clochette fut refondue et intégrée dans la fabrication de la cloche de la paix qui commémora le centenaire de la grande guerre. Sur sa robe furent gravés les mots suivants : « Heureux ceux qui créent la paix autour d’eux, car Dieu les appellera ses filles et fils ». Quant à droit o-bus, sa douille en laiton, à laquelle on avait retiré la charge explosive, fut ornée d’une œuvre artistique symbolisant la rencontre des peuples. On y fixa sur le socle une nouvelle douille et il devint une lampe, l’une de celle dont Jésus dit : « Vous êtes la lumière du monde qui éclaire tous ceux qui sont dans la maison »

Frédéric Gangloff Novembre 2018