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Les chants de table : approche biblique et spirituelle

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« Bienheureuse la famille dont Jésus est l’hôte ordinaire ! Lui présent, les convives indésirables s’en vont : égoïsme, dispute, mauvaise humeur » (Paul Doumergue). D’où vient l’idée de chants de table ? On peut rapprocher la pratique des chants de table de deux traditions… La première est lointaine. Au sein des communautés monastiques, la journée est rythmée par les temps d’office, c’est-à-dire les temps de prière, de chants et de méditation des Écritures, en communauté. Jusqu’à aujourd’hui dans les communautés monastiques, les moines ou les religieuses passent directement, et en silence, de la chapelle à la table – des chants en commun au repas partagé. Le repas en silence est alors l’occasion de repasser dans son cœur ce qui a été entendu ou chanté lors de l’office. Après la nourriture de la Parole vient la nourriture pour le corps. Dans cette logique, chant et table sont proches…

La Réforme radicale des anabaptistes au XVIème siècle est – selon certains – un « monachisme de substitution » : les anabaptistes ont cherché à vivre au quotidien, dans le monde, en famille souvent, le type de vie préconisé et vécu par les communautés monastiques. On pourrait dire que la pratique des chants de table est la version « laïcisée », c’est-à-dire pour tout chrétien, de la séquence office-repas de la tradition monastique.

La seconde tradition de laquelle rapprocher la pratique des chants de table, ce sont les Réveils piétistes et revivalistes et leur influence sur la vie en famille. Avec le souci d’irriguer la vie du croyant aux eaux de la Parole de Dieu et de la prière, on s’est mis à pratiquer une sorte de « culte de famille », avec prières et lectures de la Bible. On en trouve des traces, par exemple, au début du XIXème siècle dans les familles anabaptistes en France. Il est vrai que le chant semble ne pas avoir été pratiqué dans ce cadre à l’époque. La pratique actuelle des chants de table s’inscrit néanmoins dans cette logique de piété familiale.

Hors de la famille, les activités de jeunesse et d’enfance ont depuis longtemps mis à profit la pratique du chant autour des repas pour aider à la transmission de la foi. Les enfants qui reviennent de colonies ou de camps emportent souvent à la maison de nouveaux chants de table…

Aujourd’hui, la pratique des « cultes de famille » se perd même au sein des membres des Églises évangéliques. On peut le regretter et chercher à y remédier. Les chants de table sont une manière – modeste – de conserver cet héritage et de le renouveler dans un contexte changeant.

Chanter, bien sûr !

En maints endroits, les Écritures témoignent que le fidèle et le peuple de Dieu chantent, en diverses circonstances. Dès la libération du peuple hébreu hors d’Égypte, Moïse et Myriam célèbrent cette délivrance par des chants (Ex 15,1-21). Avant cela, la musique (plus largement) est décrite comme une activité humaine et une activité culturelle : Youbal est l’ancêtre des musiciens (Genèse 4,21). Tout un livre de nos Bibles nous livre 150 chants sans partition : les psaumes ! Chants communautaires et chants individuels, chants de louange et chants de plainte, chants de mémoire et chants d’espérance… Tous les registres de l’expérience du croyant et du peuple croyant sont exprimés par le chant.

Le chant remplace les armes : c’est l’histoire de la prise de Jéricho (Josué 6). C’est Dieu qui provoque l’écroulement de la muraille ; la musique et les chants sont les “armes” données aux Israélites invités à la foi et à la confiance.

Quand l’arche de l’alliance contenant les tables de loi arrive à Jérusalem (2 Samuel 6,1-19), c’est un véritable festival de chants et de musique qui l’accompagne. L’arche est le symbole de la présence de Dieu au milieu de son peuple ; les chants mettent en mots et en musique cette confession de foi. Ils reconnaissent et célèbrent le Dieu présent parmi les siens, invités à respecter les clauses de l’alliance dont l’arche témoigne.

Quand Dieu se fait présent en personne, à la naissance de Jésus, que se passe-t-il ? Une chorale d’anges chante (Luc 2,13-14) ! Ailleurs dans le Nouveau Testament, l’apôtre Paul invite les communautés d’Éphèse et de Colosses à chanter à Dieu de tout leur cœur (Éphésiens 5,19-20 ; Colossiens 3,16-17). Dans un cas, le chant est mis en rapport avec la plénitude de l’Esprit, don de Dieu et qui peut s’exprimer entre autres par le chant qui rend grâce. Dans le second, le chant est en rapport avec la parole de Christ, dont les chants disent la richesse et l’interpellation. Dans les deux cas, chanter ensemble contribue à la construction de la communauté chrétienne.

Paul lui-même, emprisonné injustement avec Silas, chante en pleine nuit, avec son compagnon. Par le chant, ils proclament leur foi dans le Dieu qui est présent jusqu’en prison, et dans le Dieu qui ouvre les portes. Leur chant est en avance sur ce qui va se produire, en avance sur le temps de Dieu.

Finalement, l’espérance de l’Église s’exprime par le chant : ceux qui ont lutté et vaincu les puissances d’opposition (la bête) à l’Église et à Dieu chantent ; ils chantent le chant de Moïse et le chant de l’Agneau (Apocalypse 15,2-4). Dans le sanctuaire rempli de la gloire et la puissance de Dieu s’élèvent des chants, accomplissement ultime de l’espérance des prophètes (Jérémie 33,10-11).

Chanter à table ?

Tout cela est bien beau, mais où est-il question dans la Bible de chants de table ? De chants chantés autour du repas ? Eh bien…, la seule mention explicite à travers la Bible – sauf erreur de ma part – se réfère au dernier repas de Jésus avec ses disciples, juste avant sa passion (Matthieu 26,26-30). Avant ces heures sombres et au moment de la trahison annoncée de Judas, notre Seigneur a chanté les psaumes, dans l’atmosphère du repas de la Pâque… symbole de la délivrance de l’Exode, déjà chantée par Myriam et Moïse… Où l’on retourne à la case départ : par la foi, dans la foi, le croyant et le peuple croyant chantent en toutes circonstances le Dieu des délivrances. Car pour le peuple de la Bible, chanter fait partie de la vie, chanter fait partie de la foi.
Que feront les croyants près de Dieu, quand son Royaume sera entièrement advenu ? Nous ne connaissons pas à l’avance les détails du programme, mais la table d’une part, et le chant d’autre part, font partie des activités humaines connues qui se poursuivront (par exemple Matthieu 8,11 et Apocalypse 15,2-4). Chanter à table, en vivant selon les valeurs de ce Royaume, anticipe donc l’espérance à venir.

À condition que…

Parfois, Dieu critique les chants qui lui sont adressés… « Éloigne de moi le tumulte de tes chants, je n’écoute pas le son de tes luths.» (Amos 5,23). Par les prophètes, le Seigneur dit son ras-le-bol des chants et du culte d’Israël. Il demande qu’ils cessent, car l’ensemble des fêtes d’Israël le dégoûte. Pourquoi ? La réponse est capitale pour notre sujet, car elle conditionne le sens même de cet article. Si donc au temps d’Amos, Dieu ne voulait plus entendre les chants qui lui étaient pourtant destinés, c’est qu’il attendait autre chose. Quoi ? Réponse : « Que l’équité coule comme de l’eau, et la justice comme un torrent intarissable » (Amos 5,24). En clair : le culte, les chants et la piété du peuple agacent Dieu, si le peuple n’a pas une conduite de vie selon les principes indiqués dans la Loi. Dieu se bouche les oreilles si l’éthique est bafouée, si l’injustice règne, si les pauvres sont maltraités et ne peuvent retrouver une dignité. L’attitude de vie n’y est pas : les lèvres chantent, mais pas les gestes concrets ; autrement dit, la bouche chante, mais d’autres bouches ont faim et crient…

Dieu agrée les voix qui le chantent, à deux conditions : ce qui est dit en musique va de pair avec la musique profonde du cœur ; autrement dit, ne pas chanter du bout des lèvres, mais « être » entièrement pour Dieu, l’aimer de tout son cœur, de tout son chant. La seconde condition rappelle que celui qui chante les louanges du Seigneur pour un repas pantagruélique sans agir en faveur de ceux qui n’ont rien à manger, celui-là est coupable d’égoïsme. Chanter oui, mais en agissant pour que d’autres puissent aussi accéder à la table et chanter les délivrances du Seigneur.

Approche humaine et spirituelle

Pourquoi proposer aujourd’hui de chanter avant de prendre un repas ? Voici quelques bonnes raisons, qui s’ajoutent à ce qui précède.

– L’être humain manifeste une de ses différences d’avec les animaux par le fait de ne pas déchirer et dévorer ce qu’il mange. En « s’arrêtant » avant de consommer, par ce recul pris quelques instants, il exprime son humanité et sa différence d’avec le monde animal ou végétal. C’est vrai pour tout être humain, c’est encore plus vrai pour le croyant qui discerne que tout vient de la main de Dieu.

– Pour qui ne mange pas seul, les chants de table sont l’occasion de s’arrêter ensemble, de s’unir par le chant autour d’un repas partagé. À l’époque du fast-food et des frigos self-service où chacun se sert quand il en a envie, se mettre ensemble à table fait quasiment figure d’acte de résistance. Le couple, les parents et les enfants, se retrouvent tous ensemble : la « pause » du chant de table permet de se mettre au diapason.

– Le chant qui remercie Dieu pour la nourriture ne devrait pas être un prétexte pour oublier les mains qui ont préparé et apprêté le repas. Souvent des mains féminines… Un « merci » au grand ou au petit « chef » est certainement bienvenu de temps en temps, un merci de tous ou au nom de tous…

– En chantant le Seigneur, nous le remercions. Beaucoup de chants de table expriment cette louange à Dieu par leurs paroles. Dire «merci » à Dieu régulièrement pour la nourriture (et pour le reste) est le signe de notre reconnaissance pour la générosité du Dieu créateur qui continue à prendre soin de la création. Dieu pourvoit, mais il demande de partager pour qu’Il pourvoie pour d’autres… Le « merci » de l’un devrait conduire au « merci » de l’autre.

– Le chant à table est une manière d’éduquer les enfants à la foi chrétienne. L’enfant, dès son plus jeune âge, entend les chants et les paroles, voit ses parents se recueillir et plus tard, chante lui-même. Même s’il faut que l’Esprit de Dieu le saisisse un jour pour accueillir Jésus-Christ dans sa vie, le rituel de la prière chantée à table trace un sillon souvent profond. Sillon dans lequel la Parole peut germer…
Un bémol à respecter : les parents seraient bien avisés d’accepter qu’un enfant ne veuille pas ou plus chanter. Peut-être de manière temporaire, peut-être plus longuement. Il s’agit cependant de faire la différence entre un caprice et une résistance plus profonde, pour laquelle le dialogue et la prière sont les bons remèdes.

– Les paroles de certains chants de table reprennent explicitement ou implicitement des textes bibliques. Alors qu’apprendre des passages de la Bible n’a plus bonne presse, chanter permet d’imprimer dans la mémoire de chacun un stock de ces paroles venues de la Bible. Et si chanter par cœur aide à chanter par le cœur, le bénéfice ne sera que plus grand.

– Comme famille chrétienne, chanter ensemble à table permet à chacun d’avoir une place égale. Enfants, mère, père, chacun et chacune est à égalité quand on chante. Il n’y a pas de porte-parole officiel : l’ensemble des convives devient porte-parole. La famille se fait communauté où la voix de chacun et de chacune compte. Il est possible de souligner encore cet aspect communautaire en se donnant la main tout en chantant. En cercle ou en tout cas autour de la table, dans la présence de l’Hôte invisible, les convives font corps…

– Et les personnes seules ? Exclues de cette pratique des chants de table ? Pas forcément, car après tout, il est possible de chanter même si l’on est seul. Cela rejoint la pratique de la prière individuelle à haute voix – qui permet parfois un dialogue plus conscient avec le Seigneur. Cela dit, le manque de compagnie à table peut parfois être difficile à vivre et le manque de compagnie pour chanter également.

– Pour les chrétiens, accueillir à table l’isolé, l’étranger, le pauvre ou le mal famé exprime l’accueil expérimenté à la table du Seigneur. Le signe du repas du Seigneur demande le signe de l’accueil du pauvre. « J’ai eu faim… et vous m’avez donné à manger. » En accueillant ainsi, on manifeste la présence de Dieu et on s’y ouvre. Comment mieux l’exprimer que par un chant à table ?

– Les existences surchargées risquent d’oublier ou de négliger Dieu. Chanter le Seigneur à table est une manière de lui faire de la place dans nos vies, dans nos familles. Ces petits moments permettent de reprendre conscience de la présence de Dieu au quotidien. Ce quotidien qui veut nous accaparer et nous « manger ». Stop ! On arrête tout, ne serait-ce que quelques instants, pour passer de la consommation à la communion.

– La musique peut avoir un effet thérapeutique. David a calmé le roi Saül grâce à ses talents de musicien. (1 Samuel 16,14-23). Parmi les effets du chant, la texture des notes et la mélodie des mots s’entrecroisent pour apaiser et réconforter. Pourquoi se priver d’une thérapie gratuite ?

– Lorsqu’il y a des invités non chrétiens ou en recherche de sens, chanter à table au Seigneur devient témoignage de foi. Il est dommage de mettre la lumière sous le boisseau ou de taire son chant. Chanter sa foi est une manière d’être missionnaire, même chez soi et devant un repas partagé. Missionnaire par le chant de table.

– Chanter à table des paroles et des airs venus d’autres pays, d’autres langues, d’autres cultures, d’autres continents, donne une réalité internationale voire mondiale à l’Église, cela permet au foyer et à la famille de s’ouvrir à l’universalité du corps du Christ par des chants de table internationaux.

Quelques obstacles ou comment faire pour bien faire

* Une des difficultés vient de la répétition. Même si l’on a un grand répertoire, chaque chant fini par être répété et le fait même de chanter à table se fait répétition. La répétition peut s’accompagner du danger de ritualisme et de formalisme : on chante parce qu’il le faut, parce qu’on a l’habitude, parce que c’est le signal du début du repas… Et finalement, on a beau chanter par cœur, le cœur n’y est plus.

Pistes : d’abord, étendre son répertoire ; se recueillir consciemment au moment de se mettre à chanter ou avant ; rompre avec la pratique des chants de table et pour une période, se mettre en présence de Dieu d’une autre manière, par exemple par la prière à haute voix ou silencieuse… ; reconnaître qu’il y a de bonnes ou de mauvaises habitudes ; considérer la répétition comme l’expression d’une vie chrétienne qui se confronte au défi de la durée et de la persévérance…

* Les conflits font partie de la vie de couple et de la vie de famille, même quand on est chrétien. Les tensions peuvent couper l’appétit et l’attitude de prière requise par le chant à table. Faut-il chanter malgré tout ou faire semblant ? Faut-il renoncer alors à chanter le Seigneur et se demander pardon et se pardonner ?

Pistes : un mot d’excuse aide dans certains cas à retrouver un minimum de sérénité pour chanter ; d’autres fois, il faudra davantage de temps et de dialogue ; un temps de silence au lieu du chant manifeste qu’il y a problème, tout en ne renonçant pas à faire de la place pour Dieu, même en conflit…

* Quel chant choisir ? Qui choisit ? Quand le chant devient chantage, quand le repas se fait pomme de discorde, il y a malaise… Les enfants peuvent parfois devenir des tyrans, les pères aussi, chacun voulant imposer sa volonté et son chant.

Pistes : une liste de chants, patrimoine familial, peut être reconnue comme autorité, comme « loi » ; on la parcourra de haut en bas et de bas en haut, ou de gauche à droite et de droite à gauche, pour que tous chantent de bon cœur… et mangent de bon appétit !

* « Remercier Dieu pour la nourriture surabondante chez nous alors que des enfants meurent de faim est hypocrite ou me donne mauvaise conscience ; je préfère donc ne pas chanter. » Voilà le genre d’objection que l’on entend parfois.

Pistes : si remercier Dieu me conduit à cette prise de conscience que d’autres meurent de faim, c’est bon signe ; des gestes de partage (parrainages d’enfants, ticket-repas…), de jeûne et une nourriture simple et frugale sont possibles ; favoriser la nourriture issue du commerce équitable permet de payer plus correctement les petits producteurs du Sud ; la prière et l’action vont de pair, la piété et l’éthique sont sœurs jumelles.

* Les paroles de certains chants de table sont discutables : soit pour cause d’ethnocentrisme caché (nous sommes les meilleurs, la preuve, Dieu nous bénit en nous donnant la nourriture…), soit par l’invocation de la bénédiction de Dieu sur des aliments, qui sont déjà bénis par le Seigneur ; la bénédiction de Dieu est à invoquer sur des personnes, leurs relations, leur communion, pas sur des objets. Il n’y a pas de « valeur ajoutée » à demander.

Pistes : ne pas retenir ces chants dans le répertoire familial ; si un poète est parmi vous, demandez-lui de changer les paroles.

Eh bien, chantez maintenant !

Un des plus beaux bénéfices de la pratique des chants de table, c’est la joie qui s’exprime sur les visages. Chanter la générosité de Dieu rend joyeux ! Le deuxième fruit de l’Esprit, juste derrière l’amour et avant la paix, c’est la joie (Ga 5,22). La joie est médaille d’argent au palmarès des fruits de l’Esprit. Je souhaite que cet article rende possible une large récolte de ce fruit dans les cœurs, les foyers, les familles, les camps et les colonies. Alors, chantez maintenant !

Michel Sommer, animateur théologique au Centre de Formation et de Rencontre du Bienenberg, et rédacteur du mensuel des Églises Évangéliques Mennonites de France (Christ Seul), a rédigé cette introduction.

Vincent Nommay et Danielle Mobbs ont réalisé le recueil : « À table ! 75 chants pour les repas ». Il  regroupe 75 chants de table, nouveaux et anciens, avec partitions.

Crédit : Michel Sommer – Point KT