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Etranger dans la Bible

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walking-1694137_640Voici un article de Frédéric Gangloff, présentant le grand champ sémantique de l’étranger dans la Bible.

Dès les premières lois connues du Proche-Orient ancien, il a fallu légiférer au sujet des populations nomades traversant les voies de communications et s’établissant temporairement ou provisoirement en certains lieux. La condition de « l’étranger » et la définition de « l’émigré », résidant dans les différents empires, étaient fluctuantes et leur statut social dépendait des lois en vigueur.  Comme il y avait un grand brassage de populations et une circulation permanente de personnes et de biens, le problème se posait avec autant plus d’acuité. Dans l’Ancien Testament également, les termes renvoyant à tous ceux qui pourraient être inclus dans le champ sémantique de « l’étranger » sont contrastés :

 

  1. L’indigène (iézrah) De fait, l’autochtone. L’habitant séculier du pays qui y séjourne bien avant l’établissement d’Israël et de Juda.
  1. L’émigré (gér) Il est venu s’installer dans le pays. Il désigne soit un émigré « étranger » soit un membre des 12 tribus qui est venu résider sur le territoire d’une autre tribu. En sa qualité « d’émigré », il ne bénéficie pas de tous les droits inhérents à son statut, mais de la protection de la Loi. Moïse et Abraham sont souvent qualifiés « d’émigrés »; vocable théologiquement chargé.
  1. Le résident (tôshàb) Ce dernier est souvent associé à « l’émigré », avec toutefois, un statut moins favorable. Ne jouissant pas des mêmes droits, il est tributaire des autres et demeure sous la responsabilité et l’autorité de celui qui l’accueille sous son toit.
  1. L’étranger (ben-nékhar, nôkri) Celui qui appartient à une autre race. Habituellement, il ne fait que passer et ne se fixe pas définitivement. Il peut éventuellement compter sur les lois de l’hospitalité, mais son statut reste très précaire puisqu’il n’est pas protégé par la Loi.
  1. Celui qui est autre (zâr) Il est d’une autre ethnie, d’une autre catégorie sociale. Il désigne aussi l’ennemi et le « païen ». Il est souvent utilisé pour décrire les pratiques cultuelles « idolâtres » et de ce fait, idéologiquement biaisé.
  1. Les nations (goym) Toutes les autres nations par opposition au peuple « élu », que l’on qualifie aussi de « Gentils ». C’est un terme théologique qui ne prend guère en compte les catégories raciales, sociales, politiques ou cultuelles.

Une première observation s’impose d’emblée. L’Ancien Testament n’offre évidemment pas une vision monolithe de « l’étranger », mais en admet diverses facettes. En outre, l’interprétation du terme dépend intimement de la période de rédaction du texte ainsi que du contexte politique, historique et économique. La « définition » de l’étranger n’est d’ailleurs pas de l’ordre de l’ethnie ou de la race, mais dépend de la perception subjective qu’ont les auteurs bibliques d’Israël et de Juda. En effet, les récentes découvertes ethno-archéologiques, qui intègrent l’anthropologie, semblent montrer que, loin de représenter une nation homogène, tribale et unifiée, la Palestine a vu en son sein l’émergence de deux grands groupes rivaux. Tout laisse à penser qu’ils étaient ethniquement, culturellement et politiquement fort différents : Israël (à partir du 9° siècle avant J.C) et Juda (à partir du 8° siècle avant J.C). Avant ces périodes clefs, il n’est pas possible de distinguer véritablement les « israélites » ou les « judéens » des populations autochtones dites « cananéennes ». Après la destruction de Juda en 587 avant J.C, débutent les périodes exiliques et post-exiliques pendant lesquelles, un grand nombre de textes vétérotestamentaires vont voir le jour. C’est au moment où les auteurs de ces textes et les populations de la première « diaspora » vont se trouver au contact des autres nations, essentiellement l’Égypte (communauté judéenne d’Éléphantine) et Babylone (communauté judéenne babylonienne), qu’ils vont être obligés de définir « Israël » par rapport aux autres. Cette définition se fera surtout par opposition aux autres et prônera un certain particularisme. Il n’en demeure pas moins, qu’il faudra définir également les autres. C’est dans cette situation de quête d’identité que des positions très variées vis-à-vis des « étrangers » vont être élaborées.

Les témoignages pré-exiliques (avant le 6° siècle) 

L’on sait peu de choses de ces périodes. Tout au plus pourrait-on suggérer qu’il devait exister d’anciennes lois ou coutumes, qui préconisaient l’accueil et l’hospitalité à l’égard de l’étranger comme c’est encore le cas de nos jours. L’insistance sur la protection des faibles, des veuves, de l’orphelin et de l’immigré est déjà présente. Ce thème est répandu dans les codes de loi du Proche-Orient ancien où le roi devait être le protecteur des couches défavorisées de la population. Certains points de législation inhérents à une protection juridique, sociale et religieuse des catégories comprenant l’indigène, l’émigré et le résident existaient peut-être déjà. Quoiqu’il en soit, remarquons néanmoins que les textes prophétiques, en général, considèrent l’étranger comme l’ennemi, l’envahisseur et l’instrument du jugement de Dieu.

Les témoignages exiliques et post-exiliques (après le 6° siècle)

Une position « exclusiviste » voire intégriste. Au moment du retour de l’exil pour une petite frange de la population, essentiellement aisée et lettrée, à partir de 530 avant J.C, une polémique violente va opposer une partie des exilés judéens babyloniens à la population judéenne autochtone qui est restée au pays. Les exilés, qui sont en réalité des « étrangers », ou du moins, des « immigrants », vont se considérer comme le seul « vrai Israël » et vont identifier les non-exilés (les véritables autochtones) à des « étrangers ». Ce renversement de situation va être matérialisé par des textes très durs à l’égard des « étrangers » où le véritable Israël est exhorté à se séparer des autres. Cette séparation implique un massacre et une sorte de purification « ethnique ». L’enjeu principal est l’identité du véritable Israël qui se retrouve dans la vénération exclusive de son Dieu unique (monothéisme et Sabbat). Il s’agit d’un commandement d’ordre idéologique qui n’a certainement jamais été véritablement appliqué à l’époque ; il n’en demeure pas moins que les auteurs de ces textes cherchent à façonner une identité idéologique et théologique qui se reflète dans un langage violent et très agressif. Il est le résultat d’une société en crise, qui se sent menacée de toutes parts, et qui craint de perdre ses privilèges et ses spécificités à cause d’un processus d’assimilation à une culture ambiante, encouragé par une domination étrangère. Cette position ségrégationniste et xénophobe prône l’expulsion des « étrangers » et agite l’épouvantail du danger d’assimilation.

C’est dans la même perspective qu’il faut comprendre le récit de Josué, et les réformes introduites par Esdras et Néhémie, interdisant tout mélange entre « émigrants » et « autochtones » par l’entremise de la prohibition des mariages inter-ethniques. Ce sont ces mêmes auteurs qui vont fabriquer une généalogie artificielle comme celle des Chroniques où faire partie du « vrai » Israël, correspond à être rattaché à une famille qui peut revendiquer son appartenance à l’une des 12 tribus. « L’étranger » est celui qui ne peut fournir une preuve quelconque qu’il est bien dans la lignée généalogique préconisée par les auteurs.

Une position consensuelle et ouverte. A la même époque d’autres auteurs et milieux ont réagis vivement contre des positions xénophobes et particularistes. Des livres comme Ruth et Jonas intègrent des « étrangers » dans l’histoire du salut et en font des personnages incontournables. Dans le Pentateuque, plusieurs textes insistent sur la mise en parallèle de la situation de l’étranger et de l’émigré et la situation du peuple d’Israël en Égypte. Souvent, Dieu s’occupe de l’intégration de l’étranger ; il a un faible pour lui. Dans les textes dits « sacerdotaux », le peuple d’Israël est qualifié de peuple d’émigrés et d’hôtes. Ce sont souvent dans les récits patriarcaux où sont présentés les pères fondateurs des communautés des exilés : Abraham pour Babylone, Joseph pour l’Égypte. Dans ces textes, les « autres » peuples ne sont pas critiqués ni vilipendés. Au contraire, ils sont accueillants, pacifiques et collaborent. On peut avoir des contacts avec eux et cohabiter au milieu d’eux. Ces « étrangers » peuvent même avoir des relations personnelles avec le Dieu d’Israël. L’histoire de Joseph démontre qu’il est possible de pouvoir s’intégrer, de nouer des relations, de se marier, d’avoir une bonne situation sociale, même en pays étranger, tout en gardant sa foi. Abraham en tant qu’émigré en Canaan, se soumet aux règles en vigueur, n’abuse pas de l’hospitalité et finalement va acquérir un bout de terrain en l’achetant. Ce texte peut être vu comme un encouragement pour les exilés babyloniens à revenir vivre en Palestine, sans en chasser automatiquement les habitants, comme aux autochtones, à poursuivre leur vie dans le pays. L’histoire des pères fondateurs (Abraham, Isaac, Jacob, Joseph) présente un Dieu pacifique qui veut l’entente cordiale entre les peuples et s’érige contre toute conception nationaliste, réductrice et xénophobe. C’est donc l’accueil de l’autre qui est célébré d’entrée et non son rejet. L’idée d’un Dieu qui a libéré son peuple opprimé (l’exode) souligne, à son tour, l’importance du respect et de l’intégration de l’étranger.

Conclusions provisoires

– Nous venons de voir que les témoignages de l’Ancien Testament, loin d’être monolithiques, s’inscrivent chacun dans une période historique précise ainsi qu’un contexte sociologique et politique spécifique. Comme aujourd’hui, les sociétés de l’époque vivaient des périodes de crises identitaire et des périodes d’ouverture et d’intégration de la nouveauté.

On trouve des modèles qui prônent le rejet de l’étranger, son exclusion voire son anéantissement pour des raisons idéologiques et des luttes de pouvoir. C’est surtout dans les périodes d’effritement d’anciens points de repères que certaines tendances cherchent à se forger une nouvelle identité. Que cela se passe par le truchement d’une généalogie ou d’une idéologie xénophobe, ces mouvements veulent imposer un modèle unique qui passe soit par l’intégration forcée soit par la haine de l’étranger, fût-t-il déjà en leur sein. On ne tolérera aucune déviation ni différence ; l’altérité est complètement occultée.

Parallèlement à cela, on trouvera d’autres références et passages qui eux insistent sur la tolérance, le respect mutuel des différents groupes vivant sur un même territoire, l’ouverture à l’étranger voire un certain universalisme. L’étranger est accepté en tant que tel avec ses différences et ses apports à la culture et à la société de son lieu d’accueil. Néanmoins, on prendra garde de ne pas trop extrapoler des données bibliques et on les maniera avec précaution en évitant de se bombarder les uns les autres comme des pavés que l’on se jette à la tête. Cette présence de positions, quelque fois antagonistes, nous apprend que notre situation contemporaine a déjà connu quelques antécédents.

 

« L’ÉTRANGER » DANS LE NOUVEAU TESTAMENT

L’étranger dans l’antiquité, autour de l’ère chrétienne. A l’époque hellénistique, une cité se définie par :

  1. un territoire commun délimité
  2. une organisation politique reconnue par les autres cités
  3. une légende de fondation

La citoyenneté s’obtient selon la règle du sang (dérogations pour les étrangers). Mais le fossé entre les deux demeure très marqué (idem pour le système impérial romain).

Il existe trois catégories d’étrangers :

1. les étrangers honorés (acteurs, médecins, etc..),

2. Les « utiles » (commerce);

3. les « indésirables » (barbares, nomades, prisonniers..). Les « métèques » participent aux charges financières et militaires de la cité, mais n’ont aucun droit politique. On est toujours étranger de quelqu’un ou par rapport à un groupe social politique (parfois d’un village sur l’autre).

Selon les lieux et les circonstances du moment, l’attitude vis à vis de l’étranger peut varier considérablement :

Positive : Accueil au nom de l’hospitalité, par curiosité (goût pour l’exotisme), par intérêt politique et économique (politique d’intégration) ou parfois par philanthropie. C’est surtout le cas du stoïcisme, un courant philosophique qui prône un certain cosmopolitisme. La raison humaine devrait effacer les différences séparant les hommes entre eux et les unir sous une loi commune en les regroupant, afin qu’ils se laissent guider par un même berger. Il n’y a plus d’altérité, mais derrière l’étranger, un homme semblable aux autres hommes.

Négative : Une méfiance, voire un rejet. C’est un réflexe identitaire dicté par le désir de préserver les privilèges d’un groupe, d’un pouvoir et d’une certaine peur. Dans l’antiquité, la condition d’étranger est tout de même synonyme de précarité. Outre les moqueries et les sarcasmes dont il est l’objet, l’étranger reste celui qui est d’une autre race, qui parle une autre langue, qui adore d’autres dieux, qui suit d’autres mœurs.

 

La diaspora juive et son souci identitaire Selon Flavius Josèphe, les juifs « constituent un peuple qui ne se mêle à aucun autre et qui diffère de tous par sa religion »; c’était le cas surtout en Égypte et dans l’empire romain. Il faut dire que le jugement des historiens égyptiens à leur encontre dénote une xénophobie inhabituelle, peut-être due au fait que les juifs n’ont jamais cherché à s’assimiler.

 

Le NT : le croyant et son étrangeté La question de l’étranger en tant que telle n’est pas abordée dans le NT. Les quelques textes qui en parlent utilisent le terme pour tenter de décrire la condition chrétienne dans ce monde :

 

Matthieu : de l’identité nationale à l’identité de croyant

L’évangile de Matthieu est paradoxal. Reconnu comme le plus juif et le plus particulariste, il s’ouvre tout de même très tôt aux autres nations. Notons la présence d’étrangères dans la généalogie, la visite des mages, le centurion, la cananéenne. L’annonce de la bonne nouvelle aux nations païennes est souvent mentionnée. L’identité juive est questionnée en profondeur. Elle n’est plus définie par une appartenance ethnique, par le sang, par un droit à la terre ou par une élection. C’est la reconnaissance de Jésus comme messie qui fonde à présent l’identité du croyant, devenant de ce fait disciple. Ceux qui croient en Christ, deviennent membres de la communauté (l’Église). Dans le texte du jugement dernier en Matthieu 25, 31-46, l’étranger désigne Jésus et à travers lui, le disciple. A l’image de son maître, le disciple doit se comprendre comme un étranger et un petit ; quelqu’un rejeté par le monde, qui ne peut rien de lui-même mais doit apprendre à ne compter que sur le secours de Dieu.

 

La double citoyenneté du croyant : citoyen et en même temps étranger et voyageur

Dans d’autres écrits et traditions (paulinienne ou johannique), il y a l’idée, qu’en Christ, le chrétien reçoit une nouvelle identité qui relative toutes ses identités précédentes (religieuse, nationale ou culturelle). D’un côté le croyant devient désormais citoyen de la maison de Dieu ou du royaume (citoyenneté spirituelle et éternelle), de l’autre, il est pour le moment tout de même appelé à se conformer aux usages du monde dans lequel il est de passage (citoyenneté temporelle). L’évangile de Jean dirait qu’il est dans ce monde sans être de ce monde. Il y a toujours cette tension à l’oeuvre dans l’existence du croyant : en Christ, tous les chrétiens sont citoyens du ciel et étranger dans ce monde. Au sein de la société, les différences religieuses, culturelles et ethniques demeurent et le chrétien ne peut simplement les ignorer. Si le chrétien se considère comme un étranger dans un pays d’accueil, il doit y respecter les règles en vigueur tant qu’elles ne contredisent pas le témoignage qu’il rend à Jésus-Christ.

 

Conclusions : Le NT ne dit rien au sujet de l’attitude à avoir vis-à-vis de l’étranger. Pourtant le statut particulier du chrétien pourrait l’aider à mieux le comprendre. C’est la foi au Christ seule qui fait du croyant un citoyen du royaume par -delà toutes les distinctions (race, culture, sang, terre) et en même temps, en fait un étranger dans ce monde (jusqu’à quel degré ?) On peut se demander si cette accentuation sur l’étrangeté du chrétien par rapport au monde ne s’est pas renforcée dans certains écrits et si elle n’a pas contribué à une certaine abdication du Chrétien en ce qui concerne la politique et le social. Ce n’est donc pas le monde (temporaire) qui va fournir au chrétien son identité, il l’a déjà reçu en Christ, elle n’est pas terrestre. Pour cette raison, le chrétien ne devrait pas considérer l’étranger comme un danger pour son identité. Si le chrétien est étranger dans ce monde, il peut essayer de comprendre ce que ressent l’immigré hors de sa patrie. En même temps, il existe des lois dans le pays d’accueil, lesquelles impliquent, pour l’étranger comme pour l’autochtone, des droits et des devoirs.

 

Sources : Eglise Réformée de France. Eglise en débats. Etrangers, étrangers. Les bergers et les Mages, N° 2.

Frédéric Gangloff